— Tu sais ce qui s’est passé cette nuit ?
— La fille, dit Clément. Est-ce qu’il y avait un pot de fougère ? ajouta-t-il soudainement.
— Non, pas de fougère. Il devrait ? Tu as été en porter une ?
— Ben non. Personne ne m’a demandé.
— Très bien. Qu’est-ce que tu as fait ?
— Dans le cinéma.
— À cette heure-là ?
Clément entortilla ses pieds aux barreaux de sa chaise.
— Le cinéma de filles nues qui fonctionne toute la nuit, expliqua-t-il en tordant le bracelet de sa nouvelle montre.
Louis soupira en abattant ses mains sur la table.
— Quoi ? intervint Marthe à voix forte. T’es pas content ? Faut qu’il ait des distractions, ce garçon. C’est un homme, pas vrai ?
— Ça va, Marthe, ça va, coupa Louis d’un ton un peu las, en se levant du banc. Je repars, ajouta-t-il en se tournant vers Marc, qui installait sa planche à repasser. Je vais chez les flics.
Louis embrassa Marthe sans un mot, passa sa main sur la joue de la vieille femme, et sortit, la bière à la main.
Marc resta indécis un court moment puis posa son fer et sortit à sa suite. Il rejoignit Louis à la voiture et se pencha à la vitre.
— Les flics te cherchent ? demanda-t-il. Qu’est-ce que tu as ?
— Rien. C’est cette affaire cataclysmique. On s’est enfoncés jusqu’au menton dans des terres boueuses et je ne suis pas capable de trouver le moyen de nous en sortir. Je merde, ajouta-t-il en bouclant sa ceinture. Marthe attend, tu attends, la quatrième femme attend, tout le monde attend et moi, je merde.
Marc le regarda sans rien dire.
— On ne va tout de même pas rester toute notre vie dans le noir, reprit Louis à voix basse, à protéger cet imbécile quant à lui tout en comptant inlassablement le nombre de victimes ?
— Tu avais dit qu’il n’y aurait pas dix mille victimes. Tu avais dit que ce n’était pas Clément.
Louis essuya à nouveau la sueur qui coulait de son front. Il but quelques gorgées de bière chaude.
— Oui, j’ai dit ça. Et ça prouve quoi ? Je ne dis que des conneries ces temps-ci. Clément m’emmerde. Lui et le Sécateur, ils se valent.
— Tu as vu le Sécateur ? Qu’est-ce qu’il faisait, hier soir ?
— La même chose que Clément Vauquer. Torché dans la pornographie.
Louis tambourina sur le volant.
— Je me demande qui déraille, ajouta-t-il, le regard perdu droit devant lui. Eux, ou moi ? J’aime les femmes avec leur visage et leur permission. Eux s’empiffrent de morceaux anonymes qu’ils se payent pour dix balles. Je leur en veux. Je les emmerde.
Louis resta silencieux, une main accrochée au volant brûlant.
— Et toi ? dit-il. T’en achètes ?
— Je ne suis pas une bonne référence.
— Non ?
— Non. Je suis exigeant, capricieux, je veux qu’on me regarde et je veux qu’on m’adore. Qu’est-ce que je ferais d’une image ?
— Ambitieux, dit Louis mollement. N’empêche, je me demande tout de même qui déraille.
Louis leva sa main gauche, ce qui signifiait chez lui doute et cafouillis.
— Veille bien sur notre abruti, ajouta-t-il dans un demi-sourire, en mettant le contact.
Marc fit un signe négligent de la main pendant que la voiture s’éloignait. Puis il s’apprêta à regagner la baraque pourrie où l’attendaient le repassage au rez-de-chaussée et les baux du XIII esiècle au deuxième étage. Une baraque pleine de types. Marc soupira en traversant à pas traînants la rue chaude. Cette conversation avec Louis l’avait un peu alourdi. Il n’aimait pas qu’on lui parle trop des femmes quand il était tout seul, c’est-à-dire à peu près tout le temps depuis presque trois ans, lui semblait-il.
D’avoir repassé ses doutes et, au fond, sa mauvaise humeur à Marc, avait considérablement allégé l’esprit de Louis. Il entra d’un pas ferme dans les locaux du commissariat, où des tas de types s’agitaient dans le bruit et la chaleur. Loisel se glissait entre les tables, raccompagnant en hâte le commissaire du 17 earrondissement, dont dépendait la rue de l’Étoile. Il aperçut Louis et lui fit signe.
— Faut que je te voie, dit-il en abandonnant son collègue. Suis-moi. T’avais raison.
Il regagna son bureau, claqua la porte et étala sur la table encombrée une quinzaine de photos du meurtre de la veille.
— Paule Bourgeay, annonça-t-il, trente-trois ans, célibataire, surprise seule dans son appartement, comme les deux autres.
— Toujours aucun rapport entre ces femmes ?
— Elles ne se sont jamais croisées de leur vie, même pas dans le métro. Elles vivent seules, elles sont assez jeunes. Pas des beautés.
— Même système ? demanda Louis, penché sur les photos.
— Idem. Le chiffon dans la bouche, l’étranglement, les coups de poinçon, ou de ciseaux, partout sur le torse, une vraie saleté. Et là, dit Loisel en tapotant sur une photo, les traces au sol que tu m’avais signalées. Je t’avoue que je n’aurais rien remarqué si tu n’avais pas insisté, et je t’en remercie. Pour l’instant, ça ne conduit nulle part. J’ai fait faire des vues rapprochées, on les voit très bien là-dessus.
Loisel tendit un cliché à Louis. On discernait nettement sur la moquette, à droite de la tête, des sortes de striures entrecroisées, comme si une main avait gratté le tapis, comme un râteau.
— Des marques de doigts, dit Louis, c’est ce que tu penses aussi ?
— Oui. On dirait que le type a essayé plusieurs fois de ramasser quelque chose. Son poinçon peut-être ?
— Non, fit Louis, l’air pensif.
— Non, confirma Loisel. C’est autre chose. Le carré de moquette a été prélevé et est parti aux analyses. Dans l’immédiat, on n’a rien de concluant.
Loisel alluma une de ses fines cigarettes.
— Mais cette fois-ci, dit-il, personne n’a aperçu notre rôdeur dans la rue les jours précédents. Et pas de pot de fougère dans l’appartement. Pour moi, t’avais vu juste : depuis le portrait-robot, notre gars se planque.
— Tu crois ? dit Louis d’un ton détaché.
— Ma main à couper. Il a rejoint des complices. Ou alors, ajouta-t-il après une pause, il a réussi à suborner des pauvres couillons.
— Ah, bien sûr, dit Louis, c’est toujours possible.
— D’ordinaire dans les cas de ce genre, on cherche la famille. Un frère, un oncle… et la mère surtout, je te l’ai dit. Mais pour lui, ce n’est pas utile. Il n’en a plus.
— Comment tu le sais ?
— Parce qu’on a son nom ! proclama Loisel en riant brusquement, les mains serrées l’une contre l’autre, comme s’il avait attrapé un insecte.
Louis se rejeta en arrière sur sa chaise.
— Je t’écoute, dit-il.
— Il s’appelle Clément Vauquer. Retiens bien ce nom, Clément Vauquer. C’est un jeune type de Nevers.
— Qui t’a informé ?
— Un restaurateur de Nevers, hier.
Louis respira. Pouchet avait tenu bon.
— Tout colle, reprit Loisel. Le gars a brusquement quitté sa ville il y a environ un mois.
— Pour quoi faire ?
Loisel leva les mains en signe d’ignorance.
— Ce que je peux te dire, c’est que c’est un traîne-savates qui vivote de son accordéon. Tu vois le registre. Il joue bien, à ce qu’on dit, mais moi je n’aime pas l’accordéon, de toute façon. Hormis ce petit talent, ce serait une sorte de demeuré.
— Et il serait venu à Paris pour jouer… ou pour tuer ?
— Ça, mon vieux… Avec les demeurés, faut pas non plus se poser des questions de midi à quatorze heures.
— Qu’est-ce que tu sais d’autre ?
— Il serait descendu à l’Hôtel des Quatre-Boules, dans le 11e, mais l’hôtelier n’est pas formel. On cherche. Une question de jours. Le filet est tendu, il ne pourra pas tenir longtemps.
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