Louis fronça les sourcils. Où cela s’était-il passé ? Il s’immobilisa, la chemise à la main. Rue de l’Étoile… Avaient-ils bien dit « rue de l’Étoile », ou était-ce lui qui déraillait à cause des foutaises de Lucien ?
Louis monta le son, et chercha une station d’informations en boucle. Puis il écouta une nouvelle fois.
… mutilé d’une nouvelle jeune femme à son domicile, rue de l’Étoile, à Paris, aux alentours de huit heures, par une…
Louis éteignit la radio et resta assis torse nu sur son lit, immobile pendant quelques minutes. Puis, avec des gestes lents, il enfila sa chemise, acheva de s’habiller et décrocha son téléphone. De quoi avait-il traité Lucien, hier soir ? De pauvre type, de minable, d’intellectuel de merde, et d’autres trucs de ce genre-là. La prochaine rencontre allait être formidable.
En attendant, c’est Lucien qui avait vu juste. En composant le numéro de L’Âne rouge , Louis secoua la tête. Il y avait malgré tout quelque chose qui ne collait pas du tout.
La patronne du café appela Vandoosler le Vieux, qui posa ses cartes et partit chercher Marc à la baraque, les autres étant absents. Louis l’eut en ligne cinq minutes plus tard.
— Marc ? C’est moi. Réponds par monosyllabes, comme d’habitude. Tu as entendu ? La troisième femme ?
— Oui, dit Marc d’une voix grave.
— Je sais que Clément est rentré hier soir. Quelle impression te fait-il ? Perturbé ?
— Normal.
— Il est au courant pour le troisième meurtre ?
— Oui.
— Qu’est-ce qu’il en dit ?
— Rien.
— Et… Lucien ? Tu l’as vu ce matin ?
— Non, je dormais. Mais il va rentrer d’ici peu pour déjeuner.
— Il n’a peut-être pas eu les dernières nouvelles.
— Si. Il a laissé un mot sur la table. Je te le lis, je l’ai sur moi : Neuf heures trente — À toutes les unités : attaque ennemie déclenchée cette nuit par nord-nord-ouest avec plein succès, faute de perspicacité du haut commandement et de préparation conséquente des troupes. Nouvelles attaques à prévoir dans avenir proche. Prévoir riposte avec soin — Soldat Devernois . Ne t’énerve pas, ajouta Marc.
— Non, dit Louis. S’il te plaît, demande-lui s’il accepte de passer me voir après le déjeuner.
— Chez toi ou au bunker ?
— Au bunker. S’il refuse, ce que je crains, préviens-moi.
Songeur, Louis descendit déjeuner. Trois victimes, déjà. Il était persuadé que le tueur en avait fixé un nombre limité. Louis tenait à cette idée, parce que le tueur comptait et que le compte avait nécessairement un but, donc une fin. Mais laquelle ? Trois femmes ? Ou cinq ? Ou dix ? Et si le type s’était choisi un échantillon, de cinq, de dix, il lui avait aussi donné un sens, nécessairement. Sinon, ce n’est pas la peine de faire un échantillon.
Louis s’arrêta sur le trottoir et réfléchit, le visage penché sur son poing, poursuivant sa rumination, suivant son fil chétif au long duquel les mots manquaient souvent.
Hors de question de choisir dix femmes au hasard, dix femmes à la file. Non, le groupe devait signifier un tout, former un univers, pour devenir un modèle et résumer toutes les femmes. Chercher un sens.
Aucun lien n’avait été trouvé entre les deux premières victimes, aucun sens. Et bien sûr, le poème proposé par Lucien apportait un lien parfait, une signification, un univers, un destin dans lequel l’assassin pouvait cadrer ses meurtres et en jouir. Mais ce que Louis ne pouvait justement pas admettre, c’est que le tueur ait pu choisir un poème pour déterminer son choix. Tuer sur un poème… Non. C’était bien trop beau pour être vrai. Bien trop précieux, trop raffiné, trop chic, rien à voir avec la réalité. Pas assez fou, pas assez névrotique. Ce que cherchait Louis, c’était un système délirant et superstitieux. Mais choisir un poème pour tuer, c’était des foutaises d’intellectuel, il en était certain.
Il s’installa à son bureau, songeur, pour attendre l’éventuelle visite de Lucien. Il ne croyait pas que Lucien viendrait. Lui-même, pour être honnête, ne se serait pas déplacé après s’être fait tant insulter. Dans cette baraque cependant, on semblait gérer les insultes de manière sensiblement différente de la norme, et cela laissait un espoir. Mais ce qui valait entre les trois évangélistes ne valait certainement pas pour lui.
Tout en dessinant des torsades de huit sur une feuille vierge, Louis pourchassait ses pensées, affinait sa perception de la « série rituelle » de l’assassin. Les vers de Nerval pouvaient-ils apporter le sens décisif que le meurtrier devait donner à sa série ? Non, bien sûr que non. C’était grotesque. Des foutaises. Oui, la complexité de ces vers pouvait captiver un obsessionnel des signes et des sens. Mais non, cela ne suffisait pas à ce que le tueur l’ait choisi.
Non. Non… à moins que. À moins que ce soit le poème qui ait choisi l’assassin et non pas le contraire. Et là, tout changeait. Louis se leva et fit quelques pas dans la pièce. Il nota cette phrase sur la feuille couverte de huit et la souligna deux fois. Il faudrait que ce soit le poème qui ait choisi l’assassin . Alors, dans ce cas, c’était possible. Tout le reste était foutaise, mais cela seul, c’était possible. Le poème choisissait le tueur, lui tombait dessus, lui barrait sa route, le tueur croyait y reconnaître le destin à suivre. Et il l’exécutait.
— Ah, merde ! dit Louis à haute voix.
Il déraillait. Depuis quand les poèmes tombent-ils sur leurs victimes ? Louis jeta son crayon sur la table. Et Lucien sonna.
Les deux hommes se firent un bref signe de tête et Louis débarrassa une chaise des journaux qui s’y empilaient. Il regarda Lucien, qui, le teint frais et le regard inquisiteur, ne semblait nullement offensif ni même contrarié.
— Tu voulais me voir ? dit Lucien en rejetant sa mèche de cheveux. Tu as vu ça ? Rue de l’Étoile. En plein dans le mille. Remarque, le type n’avait pas le choix. Il a démarré par là, et il faut qu’il s’y tienne. Un système, c’est toujours borné. C’est comme à l’armée, on ne peut pas faire d’écart.
Si Lucien le prenait comme ça, ne semblant pas même se souvenir de l’accrochage de la veille, il n’y avait plus qu’à suivre. Louis se détendit.
— Comment as-tu raisonné ? demanda-t-il.
— Je l’ai dit hier soir. C’est la seule clef qui permette d’ouvrir la boîte. Je veux parler de la boîte du tueur, de son petit système clos de cinglé.
— Comment savais-tu qu’il s’agissait d’un système clos de cinglé ?
— Ce n’est pas ce que tu avais dit à Marc ? Qu’il s’agissait d’un nombre fini de victimes, et pas d’une série en chaîne ?
— Si. Tu veux du café ?
— S’il te plaît. Et s’il y a un nombre fini, s’il y a un système, il y a une clef.
— Oui, dit Louis.
— Et cette clef, c’est ce poème. Ça se voyait comme un nez au milieu de la figure.
Louis servit le café et reprit sa place de l’autre côté de la table, jambes étendues devant lui.
— Et rien d’autre ?
— Non, rien d’autre.
Louis eut l’air un peu déçu. Il trempa un sucre dans son café, et l’avala.
— Et selon toi, reprit-il sur un ton sceptique, le tueur serait un nervalien ?
— C’est beaucoup dire. Un type un peu cultivé ferait l’affaire. Le poème est archi-connu. Il a fait couler dix fois plus d’encre que l’histoire de la Grande Guerre, parole.
— Non, dit Louis en secouant la tête d’un air buté. Tu te goures quelque part. Personne ne choisirait un poème pour y suspendre des cadavres, parce que ça n’a pas assez de sens. Notre type n’est pas un esthète dévoyé, c’est un tueur. Qu’il soit cultivé ou ignare ne change rien à l’affaire. Il n’aurait pas choisi un poème. Ce n’est pas une boîte assez solide pour ce qu’il a à y faire.
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