— Ma bouteille ! cria Thévenin.
— Tu la retrouveras, ta bouteille. Avance.
Thévenin les conduisit d’un pas chancelant à l’autre bout du cimetière.
— Je ne sais pas ce qui te plaît ici, dit Louis.
— C’est calme, dit Thévenin.
— Ouvre, dit Louis quand ils furent arrivés devant une petite guérite en bois.
Thévenin, tenu par Marc, s’exécuta, et Louis éclaira le petit espace où s’entassait un matériel de jardinage assez sommaire. Il fouilla scrupuleusement la cabane pendant une dizaine de minutes, surveillant de temps à autre le visage de Thévenin, qui ricanait par saccades.
— Accompagne-nous à la grille et fais-nous sortir, dit-il en refermant la cabane.
— Si ça me plaît.
— C’est ça. Si ça te plaît. Allez, avance.
Arrivés à la grille, Louis se retourna vers Thévenin et l’attrapa doucement par le devant de sa chemise.
— Maintenant, le Sécateur, ricane plus et ouvre bien tes oreilles : je repasserai te voir, compte sur moi. Ne cherche pas à bouger d’ici, ce serait une erreur grave. Ne t’avise pas de toucher à une seule femme, t’entends bien ? Un seul écart, une victime, et tâche de me croire, tu rejoindras tes copains du cimetière. Je ne te laisserai aucune chance, où que tu ailles. Penses-y bien fort.
Louis prit Marc par le bras, et ferma le portail derrière lui.
Quand ils eurent rejoint le boulevard Raspail, presque étonnés de revoir la ville, Marc demanda :
— Pourquoi t’as pas poussé ton avantage ?
— Quel avantage ? Pas de sécateur dans son sac, pas de sécateur dans la cabane. Pas de ciseaux non plus, ni aucun poinçon ou autre. Et les revues sont intactes.
— Et chez lui ? Pourquoi tu n’as pas demandé qu’il nous conduise chez lui ?
— De quel droit, Marc ? Ce type-là est bourré, mais ce n’est pas un crétin. Il serait capable d’aller trouver les flics et de porter plainte. Du « Sécateur » à Clément, il n’y a qu’un pas, et de nous à Clément, un seul autre. Si le Sécateur portait plainte et racontait son histoire, les flics viendraient cueillir Vauquer chez toi le lendemain. Tu vois, on n’a pas beaucoup de marge.
— Et comment le Sécateur pourrait-il dire que c’est toi ? Il ne sait même pas ton nom.
— Il ne pourrait pas, en effet. Mais Loisel sait que l’affaire m’intéresse, il ferait le rapprochement, lui. Et il trouverait que je vais un peu trop loin sans le prévenir. On n’est pas entourés que de cons, Marc, c’est ça le problème.
— Je comprends, dit Marc. On est coincés.
— En partie. Il y a des passages, mais il faut se glisser finement. J’espère au moins l’avoir inquiété pour quelque temps. Et je ne vais pas le lâcher.
— Ne rêve pas. Aucune menace n’est efficace sur un tueur de ce genre.
— Je ne sais pas, Marc. Il n’y a plus de bus, on cherche un taxi, j’en ai plein le dos.
Marc arrêta une voiture à Vavin.
— Tu viens boire une bière à la baraque ? demanda-t-il à Louis. Ça te remettrait.
Louis hésita, et choisit la bière.
La lumière du réfectoire était encore allumée à la baraque de la rue Chasle. Louis regarda sa montre, il était une heure du matin.
— Il travaille tard, Lucien, dit-il en poussant la vieille grille.
— Oui, dit Marc avec une certaine gravité, c’est un bosseur.
— Comment vous vous arrangez pour garder Clément pendant la nuit ?
— On fait glisser le banc devant la porte et on dort là, en barrage, avec deux coussins. Ce n’est pas très confortable. Mais Clément ne peut pas passer sans qu’on le sente. Mathias, lui, dort sous le banc, et sans coussin. Mais Mathias est spécial.
Louis n’osa rien ajouter. Il avait déjà fait assez de dégâts comme ça tout à l’heure à propos de Lucien.
Lucien était toujours à sa place à la grande table. Il ne bossait pas. La tête posée sur ses bras, il dormait profondément sur 1914–1918 : La Culture héroïque . Marc, sans faire de bruit, alla ouvrir la porte de la petite chambre de Clément. Il regarda dans la pièce puis il se retourna d’un bloc vers Louis.
— Quoi ? dit Louis, brusquement inquiet.
Marc secoua lentement la tête, les lèvres ouvertes, incapable de dire un mot. Louis se précipita vers la pièce.
— Parti, dit Marc.
Les deux hommes échangèrent un regard, atterrés. Marc avait les larmes aux yeux. Il se jeta sur Lucien, qu’il secoua de toutes ses forces.
— La poupée de Marthe ! cria-t-il. Qu’est-ce que t’as fait de la poupée de Marthe, imbécile ?
Lucien émergea de son sommeil, le front chiffonné.
— De quoi ? demanda-t-il d’une voix rauque.
— Clément ! cria Marc en le secouant toujours. Où il est, Clément, nom de Dieu ?
— Ah, Clément ? Rien de grave, il est parti.
Lucien se mit debout et s’étira. Marc le regarda, effaré.
— Parti ? Mais parti où ?
— Faire un petit tour du quartier. Il n’en pouvait plus, ce gars, d’être enfermé, c’est normal.
— Mais comment ça se fait qu’il est parti faire un tour ? cria Marc en se jetant à nouveau sur Lucien.
Lucien considéra Marc avec calme.
— Marc, mon ami, dit-il posément en reniflant, il est parti parce que je lui en ai donné l’autorisation.
Lucien consulta sa montre d’un geste rapide.
— Quartier libre pour deux heures. Il ne tardera pas à rentrer. Dans quarante-cinq minutes exactement. Je vous sors une bière.
Lucien alla fouiller dans le frigo et rapporta trois bières. Louis avait pris place sur le banc, massif, inquiétant.
— Lucien, dit-il d’une voix blanche, tu l’as fait exprès ?
— Oui, dit Lucien.
— Tu l’as fait exprès pour m’emmerder ?
Lucien croisa le regard de Louis.
— Peut-être, dit-il. Je l’ai surtout fait exprès pour qu’il s’aère. Ça ne craint rien. Sa barbe pousse dru, il a les cheveux courts et bruns, il a ses lunettes, il a les fringues de Marc. Ça ne craint rien.
— Pour qu’il s’aère, hein ?
— Parfaitement pour qu’il s’aère, dit Lucien sans cesser de fixer par intermittence le regard vert de Louis. Pour qu’il marche. Pour qu’il soit libre. Ça fait trois jours que vous tenez ce type entre quatre murs, volets fermés, en le traitant comme une pauvre andouille qui ne se rendrait même pas compte de ce qui se passe, en le traitant comme s’il ne sentait rien. On le lève, on le nourrit, « mange, Clément », on le questionne, « réponds, Clément », et quand on en a marre, on le fout au lit, « va dormir, Clément », « barre-toi, fous-nous la paix, va dormir »… Alors, moi, qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce que j’ai fait ? dit-il en se penchant vers Louis par-dessus la table.
— Une énorme connerie, dit Louis.
— Moi, dit Lucien comme sans entendre, je lui ai rendu ses petites ailes, à Clément, sa petite dignité.
— Et j’espère que tu te rends compte où elles vont le mener, ses petites ailes ?
— En tôle ! cria Marc en revenant vers Lucien. Tu l’as jeté droit en tôle !
— Mais non, dit Lucien. Personne ne le reconnaîtra. Il a l’air d’un branché du square des Innocents, à présent.
— Et si on le reconnaît, crétin ?
— Il n’y a pas de vraie liberté sans risque, dit Lucien d’un air négligent. Toi, l’historien, tu devrais savoir ça.
— Et s’il la perd, sa liberté, imbécile ?
Lucien regarda Marc et Louis tour à tour et posa une bière devant chacun.
— Il ne la perdra pas, dit-il en détachant ses mots. Si les flics le prennent, il faudra bien qu’ils le relâchent. Parce que ce n’est pas lui qui a tué.
— Ah oui ? dit Marc. Et ils le savent, ça, les flics ? C’est nouveau ?
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