— Tu m’as déjà expliqué tout cela hier, fort civilement, dit brièvement Lucien en reniflant. N’empêche que Nerval est la clef de la boîte, aussi absurde semble-t-elle.
— Cette clef, justement, n’est pas assez absurde . C’est une clef bien trop jolie, bien trop parfaite. Elle sonne faux.
Lucien allongea les jambes à son tour et ferma les yeux à moitié.
— Je comprends ce que tu veux dire, dit-il après un moment. La clef est très jolie, artificieuse et même un peu surfaite.
— Ça s’appelle une foutaise, Lucien.
— Peut-être. Mais l’emmerdant, c’est que cette fausse clef ouvre les vrais meurtres.
— Alors, c’est une monstrueuse coïncidence. Il faut oublier tout ce bric-à-brac de poème.
Lucien se leva d’un bond.
— Surtout pas, dit-il, brusquement agité, en tournant dans la petite pièce. Il faut au contraire en parler aux flics et exiger qu’on surveille la prochaine rue. Et tu as intérêt à le faire, Louis, parce que si une quatrième femme est tuée, c’est toi qui boufferas le bouquin jusqu’à la reliure, tout seul, de culpabilité, tu comprends ?
— Quelle prochaine rue ?
— Ah ! Le point est un peu délicat. Je pense que le quatrième meurtre s’accrochera au soleil noir du poème, immanquablement.
— Explique-toi, veux-tu ? dit Louis d’un ton volontairement morne.
— Je reprends la strophe : « Je suis le Ténébreux, le Veuf l’Inconsolé / Le prince d’Aquitaine à la Tour abolie . » C’est fait, on ne revient pas dessus, je passe au troisième vers : « Ma seule Étoile est morte » — c’est fait aussi, je poursuis — « et mon luth constellé / Porte le Soleil noir de la Mélancolie . » Aucune rue du « luth », constellé ou pas, dans Paris, tu t’en doutes. On arrive donc au « Soleil noir », avec majuscule dans le texte, et qui sera le prochain point de chute du meurtrier. Il est obligé d’en passer par là, il n’a pas le choix.
— Conclusion ? demanda Louis, la voix traînante.
— Conclusion multiple et chancelante, dit Lucien à regret. Il n’existe pas de rue du Soleil noir.
— Alors une boutique ? Un restaurant ? Une librairie ?
— Non, ce sera une rue. Si le tueur se met à faire des compromis avec la logique, alors le sens n’a plus de sens. Il ne peut pas se le permettre. Il a commencé par des noms de rues, il doit continuer avec ça jusqu’au bout.
— Sur ce point, je te suis.
— Donc, une rue. Il n’y a pas mille solutions : il y a la rue du Soleil, la rue du Soleil d’or, ou enfin la rue de la Lune, possible symbole d’un astre noir.
Louis fit une moue.
— Je sais, dit Lucien, ce n’est pas très satisfaisant, mais il n’y a rien d’autre. Je penche pour la rue de la Lune, mais il serait indispensable de faire surveiller les accès des trois rues. On ne peut pas jouer ça au hasard.
Lucien chercha le regard de Louis.
— Tu le feras, n’est-ce pas ?
— Ça ne dépend pas de moi.
— Mais tu en parleras aux flics, n’est-ce pas ? insista Lucien.
— Oui, j’en parlerai, dit Louis d’une voix brève. Mais ça m’étonnerait beaucoup qu’ils marchent.
— Tu les y aideras.
— Non.
— Tu t’en fous, du Soleil noir ?
— Je n’y crois pas.
Lucien le regarda en hochant la tête.
— Tu te souviens qu’il y a une femme en jeu ?
— Je le sais mieux que personne.
— Mais tu le sens moins que moi, riposta Lucien. Donne-moi un coup de main. Je ne pourrai pas surveiller les trois rues tout seul.
— Les flics t’aideront si ça leur chante.
— Tu leur raconteras l’histoire loyalement ? Sans ricaner comme un con ?
— Je te le promets. Je les laisserai tirer leurs conclusions sans y mettre mon grain de sel.
Lucien lui jeta un coup d’œil méfiant et se dirigea vers la porte.
— Quand iras-tu ?
— Maintenant.
— Au fait, tu seras capable de leur indiquer le titre du poème ?
— Incapable.
— El Desdichado . Ça veut dire « Le Déshérité ».
— Très bien. Compte sur moi.
Lucien se retourna, la main sur la poignée de la porte.
— Il portait un autre titre, dans une première version. Ça t’intéresserait peut-être de le connaître ?
Louis haussa les sourcils d’un air poli.
— Le Destin , dit Lucien en martelant les deux syllabes.
Puis, il claqua la porte. Louis resta plusieurs minutes debout, légèrement songeur, dans l’état d’esprit de l’incroyant qui se fait du souci pour un camarade devenu brutalement mystique.
Ensuite, il se demanda depuis quand Lucien, qu’il n’avait jamais vu travailler que sur la Grande Guerre et sa périphérie, en savait autant sur Gérard de Nerval.
C’était dimanche, mais il était évident qu’avec ce nouveau meurtre sur les bras, Loisel serait à son bureau jusqu’à la nuit. Ça donnait le temps à Louis d’aller voir ses deux meurtriers, le Sécateur et l’Imbécile, ces deux hommes qu’il avait laissés fureter dans la nuit, à cause de la vieille Marthe, et qu’il laisserait fureter encore, s’il ne trouvait aucune issue. Louis se sentait un peu nauséeux en pensant au meurtre de la troisième femme. Il ne connaissait pas encore son visage et il hésitait à aller le voir. Il compta sur ses doigts. On était le 8 juillet. La première femme avait été tuée le jeudi 21 juin, la seconde dix jours plus tard, le dimanche 1 erjuillet, et celle-ci six jours plus tard. Le tueur suivait un rythme rapide. Un autre meurtre pouvait avoir lieu dès vendredi, ou même avant. En tous les cas, cela laissait très peu de temps.
Louis regarda le réveil. Trois heures. Il ne pouvait plus se payer le luxe de tout faire à pied, il prendrait sa voiture. Il ferma les trois serrures de la porte du bureau et descendit rapidement les deux étages. Dans le hall sombre de l’immeuble, en poussant la lourde porte cochère, Louis récitait à mi-voix :
— « Dans la nuit du tombeau, Toi qui m’as consolé »
Il en prit conscience en marchant dans la rue chaude. Cette phrase sortait droit du poème nervalien, il en était certain. Dans la nuit du tombeau, Toi qui m’as consolé … Oui, certain. Mais ce n’était pas Lucien qui l’avait récitée, elle venait d’une autre strophe, la seconde sans doute. Il sourit en pensant aux obscurs mécanismes du souvenir. Il n’avait pas ouvert un livre de ce type, Nerval, depuis plus de vingt-cinq ans, mais en cette occasion tumultueuse, sa mémoire lui en offrait un petit morceau, comme une fleur rescapée d’un naufrage. Triste fleur, à dire vrai. Louis réalisa en cet instant qu’il serait incapable de réciter correctement les quatre premiers vers à Loisel, et il devait tout de même tenir la promesse faite à Lucien. Il fit donc un long détour pour trouver une librairie ouverte le dimanche, puis rejoignit le cimetière du Montparnasse.
De jour, les lieux étaient différents, mais pas plus gais. Il repéra le Sécateur qui somnolait à l’ombre, adossé à un mausolée, à la pointe la plus reculée du triangle. Rassuré, il gagna l’autre partie du cimetière, la plus grande, et en examina attentivement les arbres. Il mit quelque temps avant de repérer sur les troncs des incisions semblables à celles décrites par Clément. Çà et là, sur un arbre sur quinze environ, des entailles peu profondes, répétées et rageuses, avaient déchiqueté l’écorce. Certaines étaient anciennes et cicatrisées, d’autres plus récentes, mais aucune n’était fraîche. Louis revint à pas lents vers l’angle où s’était avachi le Sécateur. Il dut le secouer plusieurs fois avec la pointe du pied avant qu’il ne s’éveille en sursaut.
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