— Salut, dit Louis. Je t’avais dit que je repasserais.
Thévenin, relevé sur un coude, le visage rouge et froissé, regarda Louis d’un œil mauvais, sans dire un mot.
— Je t’ai apporté à boire.
L’homme se releva gauchement, frotta sommairement ses habits et tendit la main vers la bouteille.
— Tu veux me délier la langue, hein ? demanda-t-il en plissant les yeux.
— Évidemment. Tu ne crois pas que je claque mon fric pour te faire plaisir, non ? Rassieds-toi.
Comme la veille, Louis posa la main sur son épaule et appuya jusqu’à ce que l’homme soit au sol. Louis ne pouvait pas s’asseoir par terre, à cause de son genou, et il ne le souhaitait pas non plus. Il s’installa assis-debout sur l’angle d’une pierre dressée. Thévenin ricana.
— T’es mal tombé, dit-il. Plus je bois, plus je deviens lucide.
— C’est ça, dit Louis.
Thévenin examinait l’étiquette de la bouteille, les sourcils froncés.
— Dis donc, tu t’es pas foutu de ma gueule ! Du médoc !
Il siffla longuement en hochant la tête d’un air grave.
— Dis donc, répéta-t-il. Du médoc !
— Je n’aime pas les tord-boyaux.
— T’as du fric, toi…
— Tu m’as menti hier soir, à propos de ton sécateur.
— Pas vrai, grogna l’homme en sortant le tire-bouchon de sa sacoche.
— Toutes ces entailles sur les arbres, ça vient d’où ?
— Pas vu.
Thévenin fit sauter le bouchon et porta le goulot à ses lèvres.
Louis appuya la main sur son épaule.
— Ça vient d’où ? répéta-t-il.
— Les chats. Il y en a plein le cimetière. Ils se font les griffes.
— Et à l’Institut Merlin, il y avait des chats aussi ?
— Plein. Dis donc, tu t’es pas foutu de ma gueule avec ton médoc, répéta-t-il en faisant tinter son ongle long sur le verre de la bouteille.
— C’est toi qui te fous de ma gueule.
— Mon sécateur, je ne l’ai plus, c’est pas des blagues. Je ne l’ai plus depuis au moins un mois.
— Il te manque ?
Thévenin eut l’air de réfléchir à la question, puis il avala une nouvelle rasade.
— Ouais, dit-il en passant sa manche sur ses lèvres.
— T’as pas autre chose à la place, en attendant ?
L’homme haussa les épaules sans répondre. Louis vida une fois de plus la sacoche de toile, puis tâta ses poches.
— Reste là, dit-il en emportant les clefs de la cabane.
Louis inspecta la resserre, où rien n’avait bougé depuis la veille, et revint s’asseoir près du Sécateur.
— Qu’est-ce que tu as fait hier soir, après mon départ ?
L’homme garda le silence, en voûtant le dos. Louis répéta sa question.
— Merde, dit Thévenin. J’ai regardé les filles des magazines, j’ai fini ma bouteille et j’ai dormi. Qu’est-ce que tu veux que je fasse d’autre ?
Louis attrapa le menton de Thévenin dans sa main gauche et fit tourner son visage vers lui. Il fouilla dans son regard, et cela lui rappela exactement son père, quand il l’attrapait brusquement en lui disant « Montre-moi voir tes yeux si tu mens ». Louis s’était figuré assez longtemps que le « L » de Lüge , le Mensonge, ou le « W » de Wahrheit , la Vérité, s’inscrivait lisiblement et contre son gré dans ses pupilles. Mais les yeux injectés du Sécateur brouillaient les messages.
— Pourquoi tu me poses cette question ? demanda Thévenin, le visage toujours coincé dans la main de Louis.
— T’as pas une idée ?
— Non, dit l’homme en cillant des yeux. Lâche-moi.
Louis le repoussa. Thévenin se frotta les joues et avala quelques gorgées de médoc.
— Et toi ? demanda-t-il. T’es quoi comme genre de brute ? Pourquoi tu m’emmerdes et c’est quoi ton nom ?
— Nerval. Ça te dit quelque chose ?
— Rien du tout. T’es flic ? Non. T’es pas flic, t’es autre chose. Autre chose de pire encore.
— Je suis poète.
— Merde, dit Thévenin en posant bruyamment sa bouteille au sol. C’est pas l’idée que je me faisais des poètes. Tu te payes ma tête.
— Pas du tout. Écoute ça.
Louis sortit le livre de la poche arrière de son pantalon, et lut les quatre premiers vers du poème.
— C’est pas gai, dit le Sécateur en se grattant les bras.
Louis prit à nouveau le menton de l’homme dans sa main et, lentement cette fois, amena son visage vers lui.
— Rien ? dit-il en scrutant les yeux vagues et rougis. Ça ne t’évoque rien ?
— T’es dingue, murmura Thévenin en fermant les paupières.
Louis gara la voiture près de la rue Chasle puis resta immobile au volant pendant quelques minutes. Le Sécateur lui échappait largement et il n’y avait pas moyen de mieux assurer sa prise. S’il serrait trop fort, le type pouvait prendre peur et courir chez les flics. Ils remonteraient à Clément avant qu’on ait eu le temps de se retourner.
On frappa au toit de la voiture. Marc le regardait par la vitre ouverte.
— Qu’est-ce que tu attends là-dedans ? Tu te mets à cuire ?
Louis essuya la sueur de son front et ouvrit la portière.
— Tu as raison. Je ne sais pas ce que je fous là-dedans. C’est intenable.
Marc hocha la tête. Il trouvait Louis étrange, parfois. Il le prit par le bras et l’entraîna vers la baraque, côté trottoir à l’ombre.
— Tu as vu Lucien ?
— Oui. C’est un type de bonne composition.
— Parfois, reconnut Marc. Alors ?
— Alors, son Nerval, je m’assieds dessus, dit Louis d’une voix tranquille en claquant de sa main sur sa poche arrière droite.
Les deux hommes firent plusieurs fois l’aller et retour dans la petite rue Chasle, le temps que Louis expose à Marc pourquoi il s’asseyait sur Nerval. Puis ils entrèrent dans la baraque où, dans le réfectoire aux volets toujours clos, Vandoosler le Vieux menait la garde auprès de Clément Vauquer. La vieille Marthe était venue, elle jouait à la bataille avec son garçon.
— Tu ne t’es pas fait voir ? demanda Louis en posant un baiser sur le front de Marthe. Tu fais bien attention ?
— Ne t’en fais pas, dit Marthe avec un grand sourire. Je suis contente de te voir, tu sais.
— Ne t’emballe pas, ma vieille. On n’est pas sortis de la merde. Et je me demande combien de temps on pourra tenir la position.
Il eut un geste vague en direction des volets fermés, de Clément, et se laissa tomber sur le banc, une main passée dans ses cheveux noirs collés de sueur, un peu harassé. Il accepta d’un hochement de tête la bière que lui tendait Marc.
— Tu t’inquiètes pour ce qui s’est passé cette nuit ? souffla Marthe.
— Entre autres. On t’a dit qu’il était dehors, murmura Louis, grâce aux attentions maternelles de Lucien ?
Marthe ne répondit pas. Elle battait les cartes.
— Prête-le-moi quelques instants, dit Louis en montrant Clément. Ne t’inquiète pas, je ne vais pas lui user le cerveau.
— Qu’est-ce qui me l’assure ?
— Parce que c’est lui qui nous use le cerveau.
Louis attrapa la main du jeune homme par-dessus la table pour capter son attention. Il remarqua qu’il portait une nouvelle montre au poignet.
— C’est quoi, ça ? lui demanda-t-il en désignant la montre.
— C’est une montre, dit Clément.
— Je veux dire : où l’as-tu eue ?
— C’est le gars qui me l’a donnée, celui qui crie fort.
— Lucien ?
— Oui. C’est pour revenir à l’heure.
— Tu es sorti, hier soir, n’est-ce pas ?
Clément, comme la veille, soutenait sans embarras le regard de Louis.
— Il m’a dit de sortir deux heures quant à moi. J’ai fait attention dehors.
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