— Mon collaborateur a pu le localiser hier, après que je vous ai laissé.
Formidable, se redit Marc. Merlin lui jeta un regard lourd. La lèvre pendante, il ramassa quelques pièces de monnaie qui traînaient sur sa table et entreprit de se les coincer à la jointure des doigts, sourcils bas. Puis, d’un geste, il fit retomber les quatre pièces dans le creux de sa patte. Il renouvela aussitôt la manœuvre en coinçant deux pièces dans chaque jointure. Intéressé, Marc en oubliait son rôle de composition.
— Vous auriez au moins pu avoir la courtoisie de me prévenir, dit Merlin en faisant couler les pièces jaunes dans son autre main.
— Navré, répéta Louis. Avec le troisième meurtre, je n’y ai plus pensé. Je vous présente mes excuses.
— C’est bon, dit Merlin en se levant et en enfournant les pièces dans la poche de son pantalon. Et ce troisième meurtre ? La police a identifié Vauquer ?
À cet instant, le vrombissement de la ponceuse retentit dans la cour. Merlin ferma brièvement les yeux. Tout à fait la tête soumise et accablée de Bufo quand Louis l’emmenait au café et le déposait sur la vitre du flipper. Marc en profita pour se lever, marmonna quelques paroles responsables au sujet d’un appel à donner sur son portable et s’éclipsa. Il respira mieux dans la cour. Paul Merlin suait l’ennui et l’odeur de savon et il n’avait nullement envie d’être questionné sur les perversions des délinquants sexuels. Les fenêtres de l’atelier où travaillait le beau-père étaient grandes ouvertes sur la cour. Marc frappa poliment à la faveur d’un silence et demanda s’il aurait la gentillesse de guetter son retour. Il avait un appel à passer, il ne voulait pas déranger Paul Merlin en sonnant à l’interphone. Le vieux, une pièce de bois calée entre les genoux, lui fit signe de ne pas s’en faire.
Une fois dans la rue, Marc ôta sa veste grise, se frotta les cuisses, puis arpenta le trottoir pendant quatre minutes, la durée convenable, estima-t-il, pour une conversation d’homme affairé sur un portable. Il avait eu le temps d’apercevoir dans l’atelier un formidable fouillis, des amoncellements d’outils, de boîtes, de planches, de morceaux de bois, des tas de copeaux, des montagnes de sciure, des journaux, des photos, des livres empilés, une bouilloire crasseuse, et des dizaines de petites statuettes de la hauteur d’une table, alignées au sol et sur des étagères. Des dizaines de petites femmes en bois, nues, en posture assise, agenouillée, pensantes ou vaguement suppliantes. Il retraversa lentement la courette et passa sa tête à la fenêtre pour remercier. Le vieux lui fit le même signe de ne pas s’en faire et remit sa ponceuse en marche. Il lissait le dos d’une petite femme en bois dans un nuage de poussière. Marc parcourut du regard les sculptures qui encombraient le sol. Minutieuses et réalistes, ce n’était pas à franchement parler des œuvres d’art. C’étaient de petites femmes très bien exécutées, beaucoup trop molles et prosternées pour son goût.
— C’est toujours la même ? cria-t-il.
— Quoi ? cria le vieux.
— La femme ? C’est toujours la même ?
— Toutes les femmes sont toujours la même !
— Ah bon, dit Marc.
— Ça vous intéresse ? continua le vieux en braillant toujours.
Marc fit signe que oui et le vieux fit signe de ne pas s’en faire et d’entrer. Il lui cria son nom — Pierre Clairmont — et Marc cria le sien. Il déambula gauchement dans l’atelier, examinant de plus près les visages de bois, très dissemblables et lourdement réalistes. Sur les tables, des dizaines de photos de femmes découpées dans des magazines, agrandies, crayonnées. Le silence se fit brusquement et Marc se retourna vers le vieux qui abandonnait sa ponceuse pour gratter d’une main les poils blancs de sa poitrine. De l’autre, il tenait la statuette par une cuisse.
— Vous ne faites que des femmes ? demanda Marc.
— Parce qu’il existe quelque chose d’autre ? Dites toujours si vous avez des propositions. Quoi d’autre ?
Marc haussa les épaules.
— Quoi d’autre ? répéta le vieux en se grattant toujours le torse. Des bateaux ? Des églises ? Des arbres ? Des fruits ? Des tissus ? Des nuages ? Des biches au bois ? C’est des femmes, tout cela, de toute manière, vous ne direz pas le contraire si vous êtes un tant soit peu futé. Les symboles, je les emmerde. Alors, autant faire des femmes d’emblée.
— Vu comme ça, dit Marc.
— Vous y connaissez quelque chose, en sculpture ?
— Pas exactement.
Le vieux secoua la tête, tira une cigarette de la poche de sa chemise et l’alluma.
— Forcément qu’avec votre métier, vous ne devez pas trop avoir l’esprit à la poésie.
— Quel métier ? demanda Marc en s’asseyant.
— Cigarette ?
— Merci, oui.
— Je dirais la police ou quelque chose d’approchant. Rien de gracieux, quoi.
Formidable, se répéta Marc. Sa pensée s’échappa vers les baux du XIII esiècle qui l’attendaient sur sa table. Qu’est-ce qu’il foutait ici, au juste, en costume grattant, à s’échiner avec ce vieux jovial et un peu agressif ? Ah oui, Marthe. La poupée de Marthe.
— Vous, continua le vieux, vous ne vous intéressez aux femmes que lorsqu’elles sont mortes. Ce n’est pas un angle de vue bien vivifiant.
Certes, pensa Marc, il s’occupait même des morts par millions d’individus. Le vieux avait cessé de se gratter, et il caressait machinalement la cuisse de la statuette en bois. Il passait et repassait son pouce ridé sur le bois, et Marc détourna le regard.
— Qu’est-ce qui vous prend, par exemple, reprit le vieux, d’exhumer ce drame atroce de l’Institut ? Vous êtes désœuvré ou quoi ?
— Vous êtes au courant ?
— Paul m’en a parlé hier.
Clairmont cracha quelques brins de tabac au sol pour marquer sa désapprobation. Puis il revint à la cuisse de sa statuette.
— Et vous êtes contre ? dit Marc.
— Paul aimait beaucoup cette Nicole — la femme qui est morte. Ça lui a pris des années pour se remettre. Et vous, un beau soir, vous rappliquez. Mais c’est tout les flics, ça : tout foutre en l’air, pulvériser les existences. Ils ont ça chevillé dans le corps, hein ? Du tapage, du grabuge ! Faut qu’ils saccagent tout comme une cohorte de fourmis rouges. Et pour quoi ? Du vent ! Vous ne les trouverez jamais, ces deux violeurs !
— Est-ce qu’on sait ? dit Marc mollement.
— Il n’y a pas eu de preuve à l’époque et il n’y en aura pas plus aujourd’hui, asséna Clairmont. Faut foutre la paix aux vieilles choses.
Il se pencha sous la table en se soulevant à moitié de son tabouret, farfouilla bruyamment parmi les caisses de bois et attrapa une statuette par l’épaule. Il la posa brutalement au sol, entre lui et Marc.
— La voilà, cette pauvre femme, dit-il. J’ai même fait faire son moulage en bronze, pour qu’elle survive à tout jamais.
Louis entra à cet instant dans l’atelier, se présenta et serra la main du sculpteur.
— Votre collègue, lui dit Clairmont sans préambule, n’est pas gâté pour la sensibilité artistique. Je ne sais pas si vous êtes de la même eau, mais je vous plains.
— Vandoosler est un expert, dit Louis dans un sourire. Il s’occupe exclusivement de sexualité pathologique et ça ne le porte guère à la rêverie. Nous ne sommes pas tous des spécialistes aussi chevronnés.
Marc jeta un regard lourd à l’Allemand.
— Sexualité pathologique, hein ? reprit Clairmont lentement. C’est pour ça que vous êtes venu me voir, hein ? Et qu’est-ce qui se cuisine, dans votre cervelle d’expert ? Qu’est-ce que vous vous dites ? Le vieux Clairmont, à tripoter ses petites femmes toute la sainte journée, il a une case en moins, c’est un véritable obsédé ?
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