— Non, acquiesça Louis, tu prêches un convaincu. Mais une question de jours, c’est tout de même long. Tu risques d’avoir une prochaine victime sur le dos d’ici vendredi.
— Je sais, dit Loisel en fronçant les sourcils, je sais compter. Et au ministère, on ne veut pas d’une quatrième victime.
— Ce n’est pas le ministère qui importe.
— Non ?
— Non. C’est la prochaine femme.
— Évidemment, dit Loisel d’un ton agacé. Mais on l’aura d’ici là. Sa planque ne peut pas tenir. Elle prendra l’eau. Il y a toujours un couillon qui fait une bourde, tu peux compter là-dessus.
— C’est sûr, dit Louis en songeant rapidement à Lucien. J’ai une petite piste à te proposer. Tu en fais ce qui te plaît.
Loisel leva un regard intrigué vers Louis. Il savait que les pistes de l’Allemand n’étaient jamais à dédaigner. Louis avait tiré son livre de sa poche arrière et le feuilletait.
— C’est là, dit-il en montrant la première strophe d’ El Desdichado . Lis. Les trois premiers noms de rues y sont. Le prochain meurtre devrait tomber au « Soleil noir ». Rue du Soleil, rue du Soleil d’or, ou rue de la Lune.
Sourcils froncés, Loisel parcourut les quelques vers, examina la couverture du livre, puis revint aux vers, qu’il relut.
— Qu’est-ce que c’est que cette foutaise ? dit-il enfin.
— Je ne te le fais pas dire, dit Louis doucement.
— C’est ça que tu avais dans la tête en venant me voir la première fois ?
— Oui, mentit Louis.
— Pourquoi tu ne m’en as pas parlé ?
— Je pensais que c’était une foutaise d’intellectuel.
— Et tu as changé d’avis ?
Louis soupira.
— Non. On a bien un meurtre de plus, qui cadre dans le schéma, mais je n’ai pas changé d’avis. Néanmoins, je peux me tromper. Tu pourrais voir les choses autrement et c’est pourquoi je te confie l’idée. Il serait peut-être utile de faire surveiller les trois rues que je t’ai signalées.
— Je te remercie de ton aide, dit Loisel en posant le livre sur la table. Ça me soulage de voir que tu joues franc jeu avec moi, Kehlweiler.
— Mais c’est normal, répondit Louis, d’un ton un peu grave.
— Mais vois-tu, ajouta le commissaire en tapotant la couverture du livre, je ne crois pas à ce genre de finasserie. Ce n’est pas demain la veille qu’on verra un tueur faire des jeux d’esprit et bricoler des meurtres poétiques, tu vois ce que je veux dire ?
— Mieux que tu ne crois.
— C’est dommage, c’était astucieux. Ne m’en veux pas.
— Du tout. C’était seulement pour être en règle avec ma conscience, dit Louis en songeant à Clément en train de jouer à la bataille dans sa planque de couillons. Tu sais ce que c’est.
Par-dessus la table, Loisel lui donna une solide poignée de main.
Il y avait un message de Paul Merlin, l’homme-crapaud, sur le répondeur. Louis l’écouta depuis la cuisine, en se coupant un gros morceau de pain qu’il bourra de tout ce qu’il put trouver dans le frigo, du fromage durci essentiellement. Il était à peine sept heures, mais il avait faim. Merlin avait trouvé des renseignements intéressants, il voulait le voir dès que possible. Louis le rappela en tenant le combiné sous sa mâchoire et convint de passer chez lui avant le dîner. Puis il appela L’Âne rouge et demanda Vandoosler le Vieux. L’ex-flic était encore là, à jouer à sa table. Le dimanche, il s’éternisait au café, sauf quand il était de service pour la bouffe.
— Dis à Marc que je passe le prendre en voiture d’ici vingt minutes, expliqua Louis. Je klaxonnerai devant la grille. Non, on ne va pas loin, chez Merlin, mais j’ai vraiment besoin de lui. Ah, Vandoos, dis-lui surtout de passer une tenue habillée, chemise repassée, veste, cravate. C’est cela… Je ne sais pas, moi… débrouille-toi.
Louis raccrocha et termina son morceau de pain debout près du téléphone. Puis il passa voir Bufo dans la salle de bains et se changea. Il avait éreinté son meilleur costume au cimetière du Montparnasse et il choisit quelque chose d’un peu moins strict. À sept heures vingt, il attrapa Marc qui l’attendait dans la rue Chasle, l’air mécontent.
— Tu n’es pas mal, dit Louis en examinant Marc qui montait dans la voiture.
— C’était ma tenue d’examen, dit Marc les sourcils froncés, et la cravate est à Lucien, bien sûr. J’ai trop chaud, ça me gratte les cuisses et j’ai l’air d’un con.
— Il faut ça pour passer les grilles de la rue de l’Université.
— Je ne sais pas ce que tu attends de moi, continua Marc en grondant pendant que la voiture filait vers les Invalides, mais tu as intérêt à faire vite. J’ai faim.
Louis arrêta la voiture.
— Va te chercher un sandwich au coin, dit-il. Cinq minutes plus tard, Marc se réinstallait, toujours mécontent.
— Ne te salis pas, conseilla Louis en redémarrant.
— Ce soir, c’était Mathias de service, c’était de l’omelette aux pommes de terre.
— Je suis désolé, dit Louis avec sincérité. Mais j’ai besoin de toi.
— Il t’intéresse, Merlin ?
— Lui non, mais son vieux, un peu. Tu montes avec moi chez Merlin, et quand la conversation est lancée, tu prétextes je ne sais quoi et tu sors. En bas, dans la cour, il y a le beau-père qui travaille avec des outils assourdissants, je te l’ai raconté. Arrange-toi pour aller le voir, discute avec lui, parle-lui de Nevers, de l’Institut.
— Pourquoi pas du viol, pendant que tu y es ? dit Marc avec une grimace.
— Pourquoi pas, en effet ?
Marc tourna le visage vers Louis.
— Tu penses à quoi ?
— Au troisième violeur. L’attaque a eu lieu dans le fond du parc, pas loin de la menuiserie du beau-père. Et il n’aurait rien entendu. D’après Clément, le troisième homme était un type de soixante ans, et d’après Merlin, son beau-père talonnait toutes les femmes et filles de l’Institut.
— Qu’est-ce que tu attends de moi, au juste ?
— Que tu te rendes compte. Reste avec lui jusqu’à ce que je sorte. Ça me fera un prétexte pour mettre un pied dans l’atelier.
Marc soupira et se rencogna en mâchant son pain.
Merlin les reçut aussi chaleureusement que le lui permettait sa bonne éducation et Louis fut content de revoir cette sympathique tête de crapaud. En revanche, Marc fut surpris.
— Ne cherche pas, lui murmura Louis. C’est à Bufo qu’il te fait penser.
Marc acquiesça d’un battement de paupières et s’assit en essayant de ne pas froisser sa veste. Merlin manifestait une certaine impatience. Il jeta un coup d’œil intrigué à Marc.
— Un de mes collaborateurs, dit Louis avec assurance, spécialisé en criminologie sexuelle. Je crois qu’il pourrait nous donner un coup de main.
Formidable, pensa Marc en serrant les dents. Merlin le regarda d’un air légèrement indigné et Marc s’efforça d’adopter une pose sereine et responsable, ce qui ne lui était pas facile.
— Je l’ai trouvé, dit Merlin en se tournant vers Louis. J’ai dû passer la journée entière au téléphone, mais je l’ai trouvé !
— Le Sécateur ?
— Exactement ! Et ma foi, ça n’a pas été commode. Mais on le tient, c’est l’essentiel. Il habite à Montrouge, 29 rue des Fusillés.
Satisfait, Merlin fit le tour de son bureau et se laissa tomber d’un bloc dans son fauteuil, comme un crapaud qui retourne à la mare.
— Oui, dit Louis. Et il travaille au cimetière du Montparnasse. Je l’ai vu hier soir.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? Vous le saviez ?
— Je suis navré.
— Vous le saviez déjà et vous m’avez fait chercher ce type pour rien ?
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