— La police, qui ne possédait aucune preuve contre lui, laissa Gaylor aller son jeu, guettant l’occasion de le surprendre en faute. Tu crois que les gens vont avaler ça ?
— Bien sûr qu’ils vont l’avaler.
— Galtier exagère.
— Ce n’est pas Galtier, imbécile. Ça vient de plus haut, là où bouillonne la dignité de la nation. On s’en fout, bon dieu ! continue.
— Ça me fait plaisir de voir que tu vas mieux. Néanmoins, il fut impossible de prévenir l’assassinat de Louis Vernon, ni celui, manqué de très peu, de Jeremy Mareval, à présent hors de danger.
— C’est toujours bon à savoir.
— À San Francisco en 1963, R.S. Gaylor est déjà un peintre célèbre. Pour des raisons qui échappent encore, son demi-frère, de trois ans son cadet, James Arnold Gaylor, décide de se substituer à lui. Mais les deux frères, même s’ils se ressemblaient étonnamment, ayant tous deux hérité des caractères physiques remarquables de leur père, différaient trop sensiblement pour que la substitution puisse passer facilement inaperçue. À cet égard, le coup fut magistralement monté. Richard Samuel est enlevé. Un accident de voiture volontaire, qu’on attribua alors à une décision suicidaire, permet à James Arnold d’effectuer en souplesse sa prise d’identité, y sacrifiant une partie de son visage qu’il mutile. Il passe trois mois en clinique dans l’isolement le plus complet, le temps nécessaire pour que s’effacent de la mémoire des intimes les détails précis du visage du frère aîné. Quand James Arnold sort de sa convalescence, sous le nom de Richard Samuel, une balafre et un œil à demi-clos déséquilibrent sa figure, déforment et dérèglent assez son expression pour qu’on ne cherche pas les traits anciens sous ce nouveau visage bouleversé par « l’horrible accident ». La disparition du frère cadet, quant à elle, n’inquiète personne ; on raconte qu’il a rallié les exploitations minières d’Amérique du Sud. Ainsi James entre-t-il dans le rôle de Richard. Par prudence, il fuit les soirées, évite les amis du passé de son frère, déserte les galeries de peinture. Il provoque délibérément autour de lui, par un excès ostensible de débauches, un véritable scandale de mœurs qui s’enfle à la mesure de sa célébrité. Bientôt, chacun en parle. La plupart s’indigne, accuse, conspue et porte plainte. C’est précisément ce qu’attendait James qui se saisit de ce prétexte pour s’exiler très naturellement de cette Amérique qui le condamne. En France, il sait que personne ne connaît précisément les traits de son aîné, et qu’il y sera en complète sécurité. Une fois à Paris, il cesse alors toute dissolution nocturne, devenue inutile.
« Il prend l’habitude d’outrer son apparence, exagérant les manies vestimentaires de son frère. Sa cape devient le bouclier de son identité. Qui porte la cape est le peintre. Gaylor ne s’en sépare plus, elle est son écran, la fumée masquant l’imposture.
« Les toiles de son frère lui étaient livrées à échéance régulière en provenance de Cuernavacas au Mexique, où doit encore être retenu le véritable artiste, vivant sous un faux nom, et œuvrant dans l’ombre. On pense à présent qu’une menace a pu empêcher pendant toutes ces années Richard Samuel de révéler sa véritable identité.
« En vingt ans de ce trafic immonde, James devient immensément riche, et gagne, à la sueur du génie de son frère, la gloire, l’amour, la dévotion. Nul ne s’étonnait de ne le voir jamais peindre. Cette extrême pudeur, mise au crédit de son excentricité d’artiste, contribuait au contraire à déifier l’homme, rendait encore plus attirante cette création générée dans le secret et la solitude. Esperanza Morecruz, qu’il épouse à Paris, assure n’avoir jamais douté de l’« authenticité » de son mari, mais nul ne saura sans doute jamais son véritable sentiment.
« Esperanza est une femme magnifique. Je ne la verrai plus.
— Dire qu’ils ont mis tant de temps à comprendre, dit Jeremy.
Tom se fit le serment rapide de ne pas s’énerver tant que Jeremy serait allongé et vulnérable.
— Je continue, dit-il fermement.
— Si tu continues, tu ne me croiras plus quand je te dirai ce que j’avais trouvé seul. Cela m’embête beaucoup.
— Je te croirai. Laisse-moi lire.
— J’ai ta parole.
Tom lui frappa dans la main et Jeremy crispa les mâchoires.
— Pardonne-moi, je t’ai fait mal.
— C’est vrai. Mais comme tu m’as sauvé la vie, je serai agréable à ton égard pendant encore une longue semaine.
— C’est aller contre tes principes. Tu ne devrais pas.
— Peut-être, mais c’est ce que j’ai décidé.
— Si tu m’interromps sans cesse, on n’en terminera jamais avec cette foutue salade. Bon. Il est en France, marié, riche comme tout, tranquille comme Baptiste, avec sa belle gueule et sa cape. Non, qu’est-ce que j’ai pu l’aimer ! Il ne faut pas que j’y pense. J’ai aimé un assassin.
— C’est toi qui t’interromps maintenant.
— Le 23 juin, un événement imprévisible menace brusquement cet admirable édifice. Un ami oublié du vrai peintre, Robert Henry Saldon, ancien dessinateur et portraitiste, arrivé à Paris pour affaires. Il prend sans doute connaissance par la presse de la soirée annuelle donnée chez Gaylor, et parvient à se procurer une fausse invitation, vendue très cher au marché noir. Sans doute espère-t-il se rappeler à la mémoire de son ancien ami et lui emprunter quelque argent. Il fait la connaissance de Thomas Soler, un jeune artiste qui le pilote dans Paris et l’accompagne à la soirée fatale.
« Tu vois, mon nom est dans le journal. Mon nom nage dans cette infâme bouillie.
« On pense maintenant que Robert Saldon n’a pas reconnu le peintre en son hôte. Il avait observé et dessiné maintes fois le visage et les mains du véritable Gaylor. Si le visage était vieilli et mutilé, ses mains ne l’ont sans doute pas trompé. Saldon sut à l’instant que ce n’était pas Richard qui était devant lui, mais James. Entraîne-t-il Gaylor dans son bureau pour lui proposer un marché en échange de son silence ? On le croit. Mais Gaylor n’entend pas anéantir tant d’années d’efforts : c’est le premier meurtre.
« Il glisse dans les poches de sa victime l’argent qui provient de son secrétaire, donnant ainsi une raison plausible à la présence de Saldon dans son bureau : le vol. Mais il sait que personne n’avait de raison de tuer Saldon, qu’il sera facile de constater que nul ne le connaissait ce soir, sinon lui seul, Gaylor. Alors il a l’idée géniale de couvrir le corps d’une de ses capes, laissant à la police le soin de s’égarer sur la piste d’une éventuelle méprise. Ainsi apparaîtrait-il comme menacé et non comme seul suspect possible.
« Il se sert dans ce but de Thomas Soler, le principal inculpé qui s’était enfui après la découverte du corps, qu’il convoque secrètement, et qu’il charge à son insu de véhiculer le doute et le trouble. Le projet de Gaylor progresse à merveille dans l’esprit malléable du jeune Soler, qui est bientôt convaincu de la menace qui guette le peintre.
— Tu as le rôle de l’imbécile complet, intervint Jeremy.
— Je m’en suis aperçu tout seul. Malgré tout, la police n’abandonne toujours pas la piste Saldon, dont le passé révèle quelques troubles passages. Gaylor s’alarme. Le risque est grand qu’en fouillant l’existence et les archives de Saldon, on ne découvre quelque indice qui compromette sa sécurité. Des dessins de mains par exemple. Il sait combien Saldon et Richard avaient été liés pendant quelques années et quelle était la spécialité obsessionnelle du dessinateur. Il faut donc à tout prix que la police détourne son attention de Saldon.
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