Quand Tom se réveilla, il courut à la chambre de Lucie et vit qu’elle était déjà partie. Elle avait dû se préparer sans bruit. Avait-elle bien retenu ce qu’il lui avait dit dans la nuit ? Elle n’avait pas laissé de message. Tom se rappela qu’elle avait parlé d’un petit concert. Lucie ferait comme Jeremy avait dit, elle ne bougerait pas. Et lui ? Il l’avait promis aussi. Que ferait-il un dimanche ? Comme beaucoup de gens, Tom adorait les samedis, où tout était encore possible, et détestait les dimanches où tout tournait court et où il n’y avait rien de potable à faire. Il fit durer le temps et se décida brusquement pour une promenade au Louvre. Des années qu’il n’y avait mis les pieds. L’idée lui sembla superbe. Il irait voir l’Astronome, aux nouvelles acquisitions. Pas question d’aller chez lui ; tant que la deuxième couche sur sa toile ne serait pas sèche, il avait les meilleures raisons pour ne pas travailler. Quant à aller dessiner devant chez Gaylor, il ne fallait pas l’espérer. Croiser Gaylor serait merveilleux, mais croiser Galtier serait atroce. Lucie avait évidemment raison, et Galtier avait tous les motifs pour être sur ses gardes. C’était son métier de saisir les êtres avec des pinces et de les inspecter, de loin, pour leur chercher des bêtes, avec l’intention de ne pas se laisser divertir de sa recherche de poux par des sentiments parasites, qui sont les plus traîtres de toutes les espèces de sentiments. L’innocence n’existe pas, c’est une notion. Seul le pou existe, et il le prouve. Lucie avait tout à fait raison. Galtier était condamné à ne jamais trop s’approcher, condamné donc à l’infaillibilité, à l’immunité éternelle. Et lui, Tom, n’était pas du tout tiré d’affaire. À moins que Jeremy… Oui, Jeremy, peut-être, mais il n’y croyait pas tellement au fond. Au Louvre, ce serait parfait pour l’attendre. Et ce serait le dernier endroit où il rencontrerait Galtier, le chercheur. Tom tira son crayon, le tailla au couteau d’un geste précis, et considéra avec émotion la pointe effilée. Il taillait comme personne.
Il laisserait simplement un mot pour Lucie. Il apporterait le dessert, il l’embrassait. Pas de ça. Il avait promis. C’était concassé, réduit en poudre. Il déchira la feuille et mit au point un second petit texte, fait d’un besogneux mélange d’humour et d’amitié qu’il trouva détestable. Il valait mieux ne rien laisser du tout plutôt que d’être inutile et ridicule.
Devant l’Astronome, Tom se trouva heureux. C’est curieux, il avait cru cette fichue peinture plus grande. Galtier devait le chercher au jardin. C’était un homme à travailler le dimanche. Est-ce qu’il ne serait pas très déçu de ne pas le trouver sur le banc ?
Chez Gaylor, on avait relevé les volets. Il ne regrettait pas d’avoir parlé à Galtier, d’avoir dit tout ce qu’il gardait pour lui depuis le soir du meurtre. C’était à la police de jouer seule à présent. Mais cette faction incessante sous ses fenêtres l’épuisait, aggravait sa nervosité et en outre, il trouvait cette protection vaine et grotesque. Elle ne sécurisait que la police. On n’allait pas le garder des mois, n’est-ce pas ? Il avait demandé qu’on lève ce siège.
Une fois l’immeuble libre, Gaylor respira. Il trouva que la vie n’avait plus l’air aussi étroite que ces derniers jours. Il était à nouveau au large, calme, puissant. Il irait rendre visite à cet ami collectionneur. Il la différait depuis cette abominable soirée.
Il enfila une chemise de toile grise qui lui fit plaisir à voir. Depuis très longtemps, il ne remarquait plus les deux longues estafilades blanches qui marquaient ses bras, mais cette semaine, il ne pouvait se défendre d’y jeter un coup d’œil et de les défier dans leur secret. Il allait appeler un ami pour l’accompagner, ce serait mieux.
Il prit à cet après-midi un plaisir complet. Il respirait l’air chaud de Paris avec une application biologique, et soutenait à peine la conversation avec son compagnon. La soirée s’éloignait, Louis s’éloignait, il ne restait en ce moment que le frôlement des voix et des couleurs dans les rues. Il regarda son ami qui parlait à ses côtés. Il était toujours aussi laid, mais il le trouva mieux que d’habitude et il lui secoua l’épaule en riant.
Au soir, il rentra chez lui dans un état d’esprit glorieux, se débarrassa de sa cape pesante, difficile à endurer en cette saison, et posa un baiser sur le front de sa femme.
Quand on sonna à la porte, il ne s’alarma même pas. C’est Khamal qui lui retint le bras quand il parvint à l’entrée. Khamal était un sage. Sur le palier, quelqu’un dit : Police, ouvrez. Gaylor entrebâilla la porte pendant que Khamal la calait avec son pied. Il y avait là un homme jeune en manteau trop grand, qui semblait assez éteint. Gaylor ne l’avait jamais vu avec Galtier. Police, répéta l’homme, qui demanda à entrer. Gaylor regarda Khamal et sursauta en voyant, sous sa main posée à sa ceinture, le manche de corne noire d’un petit couteau. Le policier pénétra de façon malhabile dans l’entrée. Il se frottait la tête. Khamal le regardait les yeux mi-clos, et Gaylor remarqua la fixité de tout son corps, avec cette main à la ceinture. Le policier semblait percevoir cette présence guerrière, jetait des coups d’œil inquiets à Khamal, et s’expliqua avec beaucoup de difficultés. L’inspecteur Galtier l’envoyait pour une petite question supplémentaire qui manquait à son dossier. L’homme torturait sa chevelure et gardait le visage baissé, comme s’il ne pouvait soutenir l’examen de Gaylor. C’était dimanche, il s’appelait Marc Lebrun, il était de garde, il avait trouvé une note de Galtier sur le bureau, il exécutait les ordres. Il ne s’agissait que d’une petite question. Gaylor dit qu’il voulait bien volontiers répondre à tout ce qu’on voudrait, mais qu’il voulait voir sa carte d’abord. Khamal serra le policier à moins d’un pas. L’homme porta la main à sa joue, l’air embarrassé. Il avait laissé sa serviette en bas dans la voiture, mais il était garé loin, est-ce qu’on ne pouvait pas s’en passer ? Il était nouveau, il n’avait pas encore bien l’habitude et il avait hâte de rentrer chez lui. Il s’agissait de M me Gaylor, un détail qui manquait, on attendait son rapport au commissariat.
— Maintenant Khamal ! dit Gaylor d’un ton calme.
D’un geste, Khamal agrippa le policier au col et le lança sur le palier. Gaylor claqua la porte derrière lui et bloqua la sécurité. Ils entendirent l’homme dévaler les marches. Adôssé au mur, les lèvres tremblantes à présent, le peintre parla de manière précipitée.
— Ce n’était pas un policier Khamal. Je ne sais pas qui il est. Je ne sais pas d’où il vient. Range ce couteau, je ne veux pas te voir avec ça, c’est stupide. Je n’aurais peut-être pas dû faire lever la garde. Ou plutôt si. Plutôt si.
Il décrocha brutalement le téléphone et appela le commissariat. On n’avait envoyé aucun enquêteur chez lui, et il n’y avait pas de Lebrun connu chez eux.
— Joignez Galtier ! cria Gaylor. Joignez-le n’importe où et dites-lui qu’il me contacte aussitôt, je ne bougerai pas d’ici. Comment, envoyer un agent ? Et pour quoi faire ? Pour le peindre, peut-être ? L’homme a filé depuis longtemps ! Galtier, trouvez-moi Galtier !
Gaylor jeta l’appareil, il était en sueur. Esperanza accourut dans la pièce, Gaylor lui sourit et la serra dans ses bras.
— C’est le merdier mon petit, dit-il. C’était un type que personne ne connaît. Je ne devine pas ce qui se passe mais ils risquent de m’avoir. Comprends-tu cela ? Que feras-tu quand ils m’auront ?
— Assieds-toi. Jouons aux cartes. Sers-moi un mescal, je reviens tout de suite.
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