— Jeremy n’est pas timide.
— Justement. Cela sentait le bricolage grossier. Mais surtout, il gardait sans cesse la tête baissée vers mes mains, il les suivait du regard ; alors j’ai compris ce qui m’attendait si je laissais cet homme-là en vie. J’ai décidé de le tuer sans même le connaître. Ce que je savais de lui me suffisait. J’étais certain en outre, parce qu’il était seul, qu’il n’avait pas encore prévenu la police de sa découverte. Il devait souhaiter la certitude d’une victoire complète avant de se présenter à Galtier. C’est un fou. Il s’est livré à moi.
— Jeremy est trop théorique, dit Tom, la gorge contractée.
— C’est un fou.
— Vous aussi.
— Moi aussi.
Tom se sentait maintenant moins calme et plus vibrant, et il avait les jambes dures et douloureuses. Il demanda si on allait encore loin.
— Quelle importance ? Avance.
— Et si je vous jure de ne rien dire ?
— Ne fais pas l’enfant, c’est ridicule.
Tom soupira.
— Saldon, Louis, Jeremy, et moi maintenant, je n’aurais jamais dit que vous étiez un tueur.
— Toi, tu n’as pas envie de me tuer en ce moment ?
— Je ne pense qu’à ça.
— Tu vois bien. Si tu crois que cela me fait plaisir. Mais tout s’enchaîne. Saldon m’avait deviné. J’ai dû le tuer. Ensuite j’ai fait tuer Louis, simplement pour me faire passer pour une victime rescapée et menacée aux yeux de la police. C’était le seul moyen d’escamoter le meurtre de Saldon, d’avoir la paix et de n’être jamais soupçonné.
— Mais pourquoi…
— Arrête maintenant. Ça ne sert à rien de parler à présent. Je t’ai dit l’essentiel pour que tu ne meures pas dans l’ignorance.
— C’est très aimable.
— Mais avance enfin !
— J’ai les jambes dures.
— C’est normal. Moi aussi. Tous les deux, on ne va pas à une fête.
— Laissez-moi partir.
— Trop tard Thomas.
— Je vous en supplie.
— Trop tard Thomas. La donne est faite, je ramasse mon pli.
— Saloperie !
— Tourne par là. Derrière ce mur. Allez. Bien, donne-moi ce foutu papier maintenant. (Tom le sortit de sa poche.) À quoi tiennent les choses, sourit Gaylor en le glissant dans sa veste. Si tu n’avais pas regardé ce papier…
— Je peux me retourner ? demanda Tom.
— Non.
Tom regardait la rue qui longeait le petit square où Gaylor l’avait poussé. Elle était déserte. C’était injuste. Il aurait dû y avoir un passant, grand et fort, et il aurait crié et tout se serait bien terminé.
— Lâchez-moi l’épaule, dit Tom.
— Colle-toi là. (Gaylor le serra contre un arbre, le front sur l’écorce.) Tu ne vas pas te débattre, Thomas. Cela ne servira à rien. Pardonne-moi.
Tom sentit le bord froid de l’arme se placer contre sa nuque trempée, à la base de ses cheveux.
— Il y a du bruit ! dit Tom d’un souffle.
— Tu mens.
— Si, il y a du bruit ! Du bruit de feuilles, du bruit de buisson.
Gaylor prêta l’oreille et n’entendit rien.
— Vous ne devriez pas, dit Tom. Pas maintenant. S’il y a un couple dans le buisson là-bas, vous êtes foutu. Peut-être est-ce qu’ils vous regardent déjà. Il y a sûrement quelque chose dans ce buisson.
Gaylor resserra la clef de bras.
— Marche devant sans bruit, dit-il. On va aller voir.
Tom perçut l’impatience et l’appréhension qui gagnaient la voix du peintre. Il ne doit pas être habitué à tuer, pensa-t-il. Il recule. Bien sûr il va le faire, mais pour le moment il recule, il est raide, il n’aime pas ça.
À dix mètres d’eux, des branches craquèrent, et il y eut un cri :
— À terre, Soler ! À terre !
Gaylor lâcha prise et Tom se jeta dans la poussière de l’allée. Galtier ! La voix de Galtier ! Nerveuse, cassée, enrouée et salvatrice, la voix elle-même de Galtier dans ce foutu square du bout du monde. Même la Callas n’avait jamais produit sur lui une telle émotion. On tirait dans tous les sens, Tom compta au moins dix détonations. Il s’en foutait. Le front dans le sable, la peau des bras arrachée par sa chute, Tom serrait les mâchoires, étendait les doigts dans la terre. La voix de Galtier. Il l’entendait qui lançait des ordres. « Par la gauche, contourne par la gauche » et puis, « Aux jambes ». Quelqu’un lui passa dessus. Il y avait les bruits d’une course plus loin vers la rue.
Affalé dans la poussière tiède, Tom cherchait à s’y écraser le mieux possible. Il aurait souhaité rester là des heures, rester jusqu’au matin. Heureux, meurtri, étalé dans la crasse. Plus il serait sale et plus cela lui ferait plaisir. Là-bas, du côté de la rue, il y avait à nouveau des cris. Quelqu’un lui prit l’épaule.
— Tu peux te relever maintenant, dit Galtier.
Tom lui aurait élevé un monument. Un monument à sa voix cassée qui avait dit « À terre, Soler » dans la nuit.
Il claquait des dents et se redressa sur un coude, l’autre bras pendant comme un morceau inutile. Des graviers s’étaient incrustés dans la peau de son front et il en était content. Un à un, ils se détachaient. Il se releva tout à fait en produisant un nuage exagéré de fumée de sable. Il aurait préféré rester par terre avec son sable.
Abruti, il regarda l’inspecteur Galtier en soutenant son bras mort.
— Je vais vous élever un monument, dit-il.
— C’est le moment en effet. Il vient de nous filer entre les doigts. Volatilisé dans les ruelles. Il court comme dix. On cerne tout le secteur. Pas trop de casse ?
— Non. Mais Lucie…, Lucie, vous l’avez trouvée ?
— L’amie de Mareval ? Elle n’a rien, rassure-toi. Elle n’a vu personne.
Tom eut envie d’embrasser Galtier, mais il savait qu’il valait mieux ne pas le faire.
— Vous lui avez dit pour Jeremy ?
— Oui. Elle est là-bas avec lui.
— Il a donc pu vous parler ?
— Il en est toujours incapable. Il en a pris un sacré coup.
— Quelle arme ?
— Couteau, dit Galtier rapidement. Deux fois dans le ventre. On est en train de l’opérer.
Tom se sentit perdre pied et Galtier lui colla deux gifles.
— Ne t’évanouis pas. Écoute-moi. Jeremy n’a pas parlé. Les secours avaient alerté le commissariat. Avant même d’arriver à l’hôpital, j’étais certain que tu l’avais tué. Je te soupçonnais déjà pour d’autres raisons. Une heure plus tôt, un homme s’était présenté chez Gaylor, sous le masque d’un policier et j’étais persuadé qu’il s’agissait de toi. Et on venait en outre m’apprendre que tu avais été vu sur les lieux de l’agression, et que tu t’étais enfui. Je n’avais plus aucun doute à ton sujet.
— Mais c’est infernal, dit Tom. Je n’ai pas…
Il eut la gorge tellement douloureuse qu’il ne put aller plus loin.
— Chut, tais-toi. Laisse-moi finir. Je suis en train de te raconter une histoire. En fouillant les papiers de Jeremy Mareval, la première chose qui m’est tombée sous la main, c’était un billet qu’il avait glissé dans son portefeuille, bien en vue, comme s’il avait voulu l’avoir à portée. Il s’agissait d’un mot d’introduction de M me Saldon pour l’accès aux archives de son mari. Un papier sans importance qu’il aurait dû normalement jeter. Je ne comprends pas pourquoi au contraire Mareval l’a gardé si soigneusement et placé en évidence, mais ce fut ma chance. Le destin, si tu veux. Car sans cela, tu serais mort dans ce petit jardin.
— Comprends pas, dit Tom d’une voix faible.
— C’est bien, je reprends pour toi. Tu m’avais dit que Mareval s’amusait à mener sa propre enquête en Amérique, ce dont d’ailleurs je me foutais. Et à tort. Parce que dès qu’il revient, et avant qu’il puisse dire un mot, on l’éventre. (Tom eut une grimace.) Pardonne-moi. On l’attaque. Ce billet de M me Saldon prouvait clairement que Mareval ne s’était pas du tout occupé de Gaylor en Amérique, mais bien de ce pauvre type de Saldon que j’avais déjà oublié. Alors tout basculait à nouveau : si Gaylor n’était pas la victime, quel jeu jouait-il avec moi ? Est-ce que ce pouvait être Mareval qui s’était présenté chez lui ? Ce qui m’a gêné, c’est que c’est Gaylor lui-même qui a alerté le commissariat de cette visite. Mais c’était en fait un plan magnifique. Pendant qu’il envoyait Khamal, probablement, suivre et tuer Jeremy, il nous appelait, persévérant ainsi dans son rôle d’homme menacé et traqué. Ensuite, on aurait retrouvé Jeremy mort et on aurait simplement dit que le meurtrier venu d’Amérique s’était débarrassé d’un homme trop intelligent qui avait découvert la vérité à Frisco sur le gang du Company . Et on n’aurait jamais su quel mystérieux visiteur avait sonné à la porte de Gaylor ce soir-là. Tu comprends maintenant ? Je ne savais pas pourquoi Jeremy avait eu besoin d’aller fouiner chez Gaylor — et je ne le sais toujours pas —, mais en tout cas, si c’était lui le visiteur, le peintre ou quelqu’un de la maison avait dû le suivre et l’abattre. Car s’il avait dû être supprimé par un Américain quelconque, la chose se serait plutôt discrètement réglée là-bas. En arrivant avenue de l’Observatoire, j’ai vu Gaylor qui sortait, sans cape, avec un chapeau, et il avait ainsi une allure tellement inhabituelle que j’ai manqué ne pas le reconnaître. Il a pris sa voiture. On l’a pris en filature jusqu’à cet immeuble et on a tous attendu. Très peu de temps après, je t’ai vu descendre d’une voiture, entrer précipitamment dans le même immeuble. J’ai pensé, oui j’ai cru qu’il cherchait secours auprès de toi, que vous aviez rendez-vous, enfin…
Читать дальше