Maryse Rivière - Peur sur Montmartre

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Le 18
arrondissement de Paris est le théâtre de crimes inexpliqués. La signature du tueur, comme un dessin d'enfant, laisse les enquêteurs perplexes. Quand des féticheurs s'en mêlent, la panique est à son comble.
Du monde de la rue à celui de l'édition, le passé trouble des victimes recèle bien des zones d'ombre. Et cette bande des quatre, ces honnêtes commerçants de la butte Montmartre, que dissimulent-ils derrière l'apparence d'une vie bien rangée ?
Meurtres rituels, machination, vengeance ? Les hommes de la brigade doivent se confronter à des situations inattendues.
Le jeune capitaine Escoffier devra accepter de faire face à ses propres démons pour dénouer l'enquête.
Maryse Rivière a obtenu le Prix du Quai des Orfèvres en 2015 avec
(Fayard).

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MARYSE RIVIÈRE

Peur sur Montmartre

Je remercie pour leurs conseils éclairés et patients

Larry Aissa, Bernard Marc et le service médico-judiciaire du centre hospitalier de Compiègne,

le service de l’Inspection générale des carrières de Paris, Sophie Hordé.

1

Quatre trimardeurs avaient élu domicile dans un jardinet coincé entre la Seine et la voie express, au pied de l’hôtel de ville. On atteignait ce no man’s land, fréquenté par les propriétaires de chiens et les laissés-pour-compte, par une rampe qui descendait vers le fleuve. À la pointe du jardin public, un panneau indiquait les heures de passage d’un batobus ; à l’autre extrémité, des bancs contemplaient la Seine, l’île de la Cité et l’île Saint-Louis.

À l’approche des grands froids, les vagabonds résistaient encore aux intempéries : Lulu, le vétéran, RMIste ; Jeannot, chômeur de longue durée en fin de droits ; Momo et Larson venant de nulle part. Bien que réduite, leur installation n’était pas dénuée d’un minimum de confort : table et chaises de récupération donnaient envie de s’attarder, des cubes de mousse servaient de matelas, et une vaisselle en plastique, couleur fluo, ajoutait une note de fausse gaieté. Le gel ou la montée du fleuve les obligeraient bientôt à déserter l’endroit pour se retrancher dans les foyers. En ce début d’automne, la température était encore clémente et la crue improbable, cependant, beaucoup de leurs compères avaient déjà frappé à la porte des différents centres d’accueil. Lucien Despoisses, dit Lulu, évitait autant que possible les centres d’hébergement trop bruyants, peu sûrs, où il fallait montrer patte blanche.

— On n’est pas descendu si bas dans l’échelle sociale, qu’y faut encore donner son pedigree, fanfaronnait-il.

Il fallait vraiment un temps pourri, une nuit de verglas par exemple, pour qu’il se pliât aux règles de l’indigence, ces putains de règles que Lulu exécrait par-dessus tout. Le « clochard céleste », ainsi auto-proclamé, avait décidé une fois pour toutes qu’il vivrait selon ses principes, ces derniers variant subtilement en fonction des circonstances et des gens. Il n’avait toujours pas fermé l’œil à 1 heure du mat’. Ce n’était pas dans ses habitudes, mais quand il n’avait pas eu sa dose quotidienne, le sommeil ne venait pas. Vers 2 heures, il vit Jeannot se débattre péniblement sous les cartons, s’extirper de sa couche et se diriger en vacillant vers la Seine, pour assouvir un besoin naturel. Jeannot portait un pantalon très large qui tenait à la taille par une ficelle et gondolait sur les godasses, ce qui lui donnait la dégaine d’un clown.

Lulu dut fermer les yeux quelques secondes car il fut surpris de voir une silhouette jaillir de l’ombre et se diriger droit sur son copain. Sous le maigre éclairage, on distinguait mal le visage de l’homme qui se rapprochait de plus en plus mais une détermination et une force sauvage émanaient de tout son être. Lulu avait assez trimé pour comprendre que quelque chose de terrible allait se produire. D’ailleurs, Jeannot s’était rangé à cet avis puisqu’il rappliquait en claudiquant, le pantalon en accordéon sur les genoux. Le pauvre diable n’eut pas le temps de courir bien loin : sous les yeux effarés de Lucien Despoisses, l’inconnu leva un bras armé au-dessus de la tête du SDF. Le gourdin ou la batte de base-ball ripa. L’homme s’apprêtait à reproduire son geste quand Lulu sortit de ses couvertures en beuglant comme un veau.

— Enfoiré, salaud, laisse-le tranquille ! Fous-moi le camp, espèce d’ordure !

La silhouette suspendit son geste et s’évanouit dans la nuit aussi vite qu’elle était apparue, remontant la rampe d’accès au pas de course. Le tohu-bohu n’avait en rien perturbé le sommeil aviné de Larson ou de Momo qui continuaient de ronfler paisiblement sous leurs duvets.

La tête cabossée, allongé au chaud près de son sauveur, Jeannot se remettait mal de ses émotions. Ne parvenant plus à trouver le sommeil, ils commentaient l’événement.

— Tu devrais aller voir les flics, suggérait Lulu.

— Ta gueule ! faisait l’autre.

Depuis longtemps, Jeannot avait appris les lois de la survie qui consistaient à adopter un profil bas, à éviter autant que possible la fréquentation des uniformes. Il allait jusqu’à se méfier des bénévoles de l’humanitaire comme de la peste, qui s’arrogeaient le droit de décider à sa place ce qui était bon ou mauvais pour lui. Il détestait l’hiver, car c’était la saison où les faux-culs s’en donnaient à cœur joie dans les distributions de soupes et de bonnes paroles. De plus, Jeannot considérait qu’un clodo n’avait rien à faire chez les flics, quelle que fût la situation. Il avait choisi son camp et n’en démordait pas. Plus accommodant avec les préjugés, Lulu insistait :

— C’est pas que j’les porte dans mon cœur moi non plus, mais ce fumier, y t’aurait tué si j’avais pas été là. Et c’était pas un des nôtres !

— J’mettrai pas les pieds dans ton commissariat, mon pote, pas la peine d’user ta salive.

— C’était un fou dangereux ce type, tu devrais en parler aux poulets, et faire un tour à l’hosto, y t’a peutêt’ cassé le bocal.

— Fous-moi la paix avec tes conneries. J’irai ni chez les flics, ni à l’hosto, un point c’est tout.

— Ben moi, j’dormirai pas ici une nuit de plus, ma parole ! J’ai pas envie d’me faire zigouiller pendant mon somme.

— T’sais quoi, Lulu, si on te demande quelque chose, tu diras qu’tu sais rien, qu’t’as rien vu, compris ? C’est chacun pour soi !

— Tu m’emmerdes à la fin, je vais te dire c’que t’es, Jeannot : un asocial, t’es pas fait pour vivre en société !

— Parce que toi et moi, ça fait une société peut-être ?

— Parfaitement.

— J’t’ai pas sonné d’abord.

L’endroit devenait glacial et mal famé. Jusqu’au petit jour, Lulu garda les yeux ouverts au cas où l’ombre reviendrait en catimini, se jurant de ne pas faire de vieux os dans le quartier. Il avait repéré un squat près de la porte de Clignancourt. Pas question de dormir une nuit de plus près du fleuve.

Le lendemain, il déménagea et s’installa sous le pont du périphérique, à la frontière des Puces de Saint-Ouen et du 18 earrondissement, un endroit bien au sec. Le bruit des voitures au-dessus de sa tête et celui de la ville étaient incessants ; les jours de marché, les marchands ambulants s’installaient aux aurores dans le vacarme, mais ça ne faisait rien, c’était là qu’il avait décidé de poser ses bagages. Et puis, il se disait que quand un squat est pourri, on est à peu près certain de rester peinard, à condition d’aimer la solitude, bien entendu.

2

Installé depuis deux mois derrière la butte Montmartre, Lulu était bien accepté par les habitants du quartier des Grandes-Carrières. Ce secteur doit son nom à un gisement de gypse exploité jusqu’à la seconde moitié du XIX esiècle, période à laquelle les éboulements devinrent si importants qu’il fallut interrompre toute exploitation. Les commerçants s’étaient habitués à voir la trogne violacée de Lulu derrière leurs vitrines et les quelques concierges qui restaient l’appelaient toutes par son petit nom. Le propriétaire de la librairie Au Point-Virgule, rue Lamarck, l’avait à la bonne parce que le SDF le saluait toujours en lui récitant quelques vers de poésie, réminiscences d’un passé antérieur bien enfoui sous la crasse.

À la veille de Noël, Thibault Lavigne s’apprêtait à fermer la librairie plus tôt que d’habitude.

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