Lavigne demeura de longues minutes à fixer les étagères où quelques revues et des essais sur mai 68 avaient été extraits de l’oubli. Il s’avança, prit l’un d’eux et lut au hasard d’une page, parmi un florilège de slogans, sourire désabusé aux lèvres : « Et cependant tout le monde veut respirer et personne ne peut respirer et beaucoup disent, nous respirerons plus tard et la plupart meurent car ils sont déjà morts. Soyez réalistes, demandez l’impossible. La poésie est dans la rue. Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi ».
Il reposa l’ouvrage en songeant avec lassitude que rien n’avait réellement changé depuis sa jeunesse. La société suffoque toujours, se dit-il, et il en sera probablement toujours ainsi. Il chercha péniblement sa respiration au fond de sa cage thoracique.
En 1968, il habitait encore chez ses parents, rue Doudeauville, un appartement en location dans un immeuble mesquin, boudé par le soleil, où les pièces étaient si étroites qu’on se gênait en passant de l’une à l’autre. La vie en minuscule, c’était encore la vie. Ses parents partaient à l’usine de bonne heure, leur gamelle sous le bras, revenaient à la tombée de la nuit, d’humeur irritable, exténués. Il ne leur venait pas à l’idée de se plaindre de cette existence, fiers qu’ils étaient de participer à l’essor de la France alors en pleines « glorieuses », une vraie marche forcée. Au bout de l’effort, il y avait l’espoir de posséder une automobile, un poste de télévision, une machine à laver : ils se persuadaient que ça valait la peine.
Lavigne émergea de ses pensées brusquement, réalisant qu’il avait dû décoller de longues minutes, car la pendule affichait à présent 19 h 15.
Nadine, son ex-femme, l’avait invité à une séance de dédicace jumelée à un vernissage à la galerie La Rotonde, à cinq minutes de marche de la librairie. Clémentine Mbiandanya, dernière petite protégée de l’éditrice, devait y signer son premier ouvrage, entre 16 heures et 19 h 30. L’idée de faire des salamalecs l’écœurait. Il détestait le milieu littéraire, les ambiances surchauffées où chacun vendait sa soupe et tentait d’en imposer aux autres. Plus encore, il abhorrait les visages rosis par l’alcool, les voix suraiguës des cocktails parisiens. Il avait prévenu Nadine qu’il ne pourrait peut-être pas se rendre à cette petite fête, en réalité, il avait toujours su qu’il n’irait pas.
Depuis que Nadine et lui étaient séparés, Lavigne réveillonnait tous les ans chez Lebrognec, rue Lepic. Cette année, Sentenac, le bouquiniste, devait se joindre à eux. La sonnerie du téléphone retentit.
— Qu’est-ce que tu fous, vieux croûton, tu es encore à la librairie ? lança Victor.
— Je ferme la boutique et j’arrive. Gérard est déjà là ?
— Non, il viendra plus tard. Tu ne vas donc pas au vernissage ?
— J’avais l’intention d’y aller, mentit Lavigne, mais c’est trop tard, la galerie va fermer.
Le brocanteur avait des petits-enfants, et il fallait s’aligner sur les horaires des chers petits, pour ne pas les faire veiller trop tard. Cette discipline exaspérait le libraire qui supportait de moins en moins la nouvelle tyrannie des rejetons sur les aînés, tyrannie à laquelle semblaient volontiers se plier ses contemporains.
Lavigne quitta la librairie par l’arrière-cour. La soirée était pluvieuse, ce serait encore un Noël sans neige. En contournant la butte à pied, il croisa Lulu qui râlait contre les volées de marches l’obligeant à un détour pénible s’il ne se séparait pas de son caddie. Les deux hommes échangèrent un vague salut de la main.
— Salut, libraire !
— Bonsoir Lulu. Passe me voir dans deux jours, j’ai mis une bouteille de côté pour toi. Joyeux noël, mon vieux !
— C’est ça, libraire, joyeux Noël !
Les épaules voûtées sous sa vareuse, le libraire accéléra le pas vers la rue Lepic, tandis que le SDF rejoignait son squat.
À 17 heures, la nuit avait enveloppé la ville entièrement. Des spots éclairaient la galerie La Rotonde qui faisait salle comble. Les baies vitrées étaient embuées, mais, à travers les trouées, les passants pouvaient assister au ballet des pique-assiettes qui tournoyaient autour d’une table à tréteaux, où les amuse-gueules suintaient. La plupart des visiteurs tenaient un carton d’invitation dans une main et une flûte de kir royal dans l’autre. Sur la porte d’entrée, une affichette annonçait le double événement : vernissage du photographe-reporter Jean-Christophe Plantey et séance de dédicace de Clémentine Mbiandanya, pour son premier ouvrage, Double jeu. À chaque ouverture de la porte s’engouffrait un concert de Klaxon et de pétarades qui rappelait que l’on était à la veille d’une fête.
Jean-Christophe Plantey se faufila vers Clémentine :
— Il faut que je te parle immédiatement.
— Pas maintenant, tu vois bien que je suis débordée. Ça ne peut pas attendre ?
Le photographe se renfrogna et abandonna sa compagne à un petit groupe d’admirateurs. Il éprouvait cette sorte de blessure que les êtres rabroués ravalent et dissimulent derrière un sourire crispé qui ressemble à une grimace. Clémentine portait un tailleur blanc cassé qui mettait en valeur le satin de sa peau noire. De fines tresses couronnaient son visage et déversaient en flots sur ses épaules jusqu’à la cambrure de ses reins. Elle se penchait légèrement sur le coin d’une table pour dédicacer son ouvrage qui se vendait comme des petits pains. Son récit couvrait les dix dernières années de sa vie ; elle y révélait les filières d’une prostitution organisée autour de jeunes femmes d’origine africaine dans les grandes villes de France ; y décrivait le lot d’humiliations et de violences subies par celles qu’elle appelait « ses sœurs ». Clémentine racontait comment elle était sortie de cet enfer. Son livre était un cri. Elle espérait éveiller les consciences en dénonçant cette nouvelle forme d’esclavage, encourager ses compagnes à se battre pour recouvrer la liberté, comme elle avait trouvé la force de le faire.
— Quel succès pour notre Clémentine, mon petit Jean-Christophe !
Nadine Pascoli, un verre à la main, s’était glissée entre les invités et se tenait derrière le photographe. Jean-Christophe semblait torturé par une bataille de sentiments contradictoires. Il la toisa et bafouilla sous l’effet de l’alcool.
— On peut dire que vous avez réussi votre coup !
— Comment ça, mon coup ? renchérit l’éditrice. Vous devriez être heureux pour elle. Un tel succès, au cours d’une première séance, c’est du jamais vu.
— Vous accaparez mon vernissage. Je n’existe pour personne.
Quelques curieux jetaient un œil distrait aux photographies en noir et blanc qui représentaient des scènes de guerre, entachées de couleurs vives peintes sur les clichés par la main de l’artiste.
— Vraiment originales ces traces de peinture sur vos photos de reportage, fit Nadine Pascoli. Un peu… indigestes… peut-être, ces clichés pris sur le vif en Irak, ne trouvez-vous pas ? Mais l’idée de marier la peinture à la photographie est vraiment bonne, oui, très intéressante.
— Ne vous fatiguez pas, c’est un fiasco, je le vois bien. Ils n’en ont que pour Clémentine.
L’auteur de Double jeu répondait aux questions de deux journalistes du quotidien Jeune Afrique. Une représentante de Livres-Hebdo prenait des notes dans son dos. Entre les interviews, la jeune femme dédicaçait son ouvrage avec l’application d’une écolière. Elle personnalisait ses dédicaces et conversait aimablement avec chacun.
— Vous n’êtes qu’un ingrat Jean-Christophe ! s’écria l’éditrice. Votre vernissage, c’était une occasion rêvée pour lancer Clémentine. Elle le mérite, après toutes ces années de galère et de souffrance. J’ai énormément d’estime pour elle. Vous n’êtes tout de même pas jaloux de la femme que vous prétendez aimer ?
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