Il hurla en arrivant à la hauteur du tas informe :
— Comment ça va les panards ce soir ?
Mais Lulu n’obtint aucune réponse. Alors, il étendit son duvet sur des journaux avec un soin de vieille fille, superposa les couvertures sur son corps et enfonça du coton dans ses oreilles, jusqu’aux tympans. Tandis que des milliers de foyers s’apprêtaient à célébrer la fête de la Nativité, Lulu sombra, ne tardant pas à ronfler.
Depuis des décennies, la brigade criminelle avait ses habitudes, ses petites manies, ironisait le jeune capitaine Damien Escoffier. L’une de ces coutumes voulait que l’on fêtât Noël le 24 au midi, dans un restaurant de la place Saint-Michel. Seuls quelques éléments pouvaient participer à cette petite sauterie pendant que le service continuait de tourner. Escoffier se serait bien passé de ce déjeuner qu’il considérait comme une contrainte supplémentaire mais il ne voulait pas blesser les pachas de la crim’ qui lui avaient tant appris. Il avait envie de mettre un grand coup de balai dans ce que la brigade cultivait de plus conformiste : l’allure parfois étriquée, le sentiment d’appartenir à un corps d’élite, une inclination à l’autosatisfaction, et cette sacro-sainte pudeur. Mais ce n’était pas son rôle, il en avait pleinement conscience. C’était à peine s’il osait se démarquer par ses choix vestimentaires, sa façon de se comporter que d’aucuns prenaient pour de la désinvolture. Au Quai, les silences parlaient davantage que les longs discours.
Exister au sein d’un groupe, et seulement à travers lui, avait quelque chose d’insupportable. Il étouffait. Escoffier n’avait pas rêvé de devenir flic à la brigade, c’est le destin qui l’y avait poussé. Parfois, il se demandait ce qu’il faisait là. Personne ne lui posait de questions sur ses états d’âme : dire ce qu’on avait au fond des tripes ne faisait pas partie des habitudes, dans le saint des saints.
Ils étaient une vingtaine autour de la table. En début de repas, le commissaire Ughetti tapota sur son verre à l’aide d’une fourchette, se leva et fit un bref discours. Il avait un regard franc et décidé. Ses cheveux coiffés en arrière dégageaient un visage aux contours légèrement affaissés, aux pattes d’oie généreuses. L’ensemble formait un mélange rassurant de détermination et de mollesse. Il finit par ces mots :
— Je vous rappelle la règle : on ne parle pas boulot au cours de ce déjeuner annuel. À présent, messieurs, bon appétit !
Mais personne ne s’y tenait, c’était même l’unique sujet de conversation. L’idée qu’ils ne savaient pas parler d’autre chose traversa la tête d’Escoffier qui se contentait de sourire et de répondre en opinant.
Il regagna son refuge dans la soirée : au cœur de Saint-Germain, un petit appartement sous le régime de la loi 48, aux fenêtres plongeant sur la place Maubert. Son deux-pièces cuisine abritait une collection d’objets d’art africains que lui avait donnés sa mère, des pièces rares pour la plupart, qui lui rappelaient son enfance. Marinne et lui avaient vécu leurs premières années en Afrique, à l’ombre de parents amoureux du continent noir et qui avaient occupé des postes d’enseignants dans un état de l’Afrique de l’Ouest, avant de prendre leur retraite en Suisse normande. Cette tranche de vie se lovait tendrement au fond de sa mémoire.
Le décor de son appartement pouvait paraître inattendu pour un jeune officier de police. Ses petites amies ne manquaient pas de le lui faire remarquer.
— Comment peux-tu dormir avec des objets aussi bizarres autour de toi ? avait demandé la dernière en date. Je ferais des cauchemars, moi, à ta place.
Il n’avait rien objecté et la demoiselle n’avait plus jamais remis les pieds dans son repaire. Ici, Escoffier parvenait, avec une facilité qui le déconcertait, à oublier les laideurs de la société, son pain quotidien, à extirper de sa tête les cadavres et l’ignominie, à ressusciter en lui la beauté des choses. Il s’était forgé une idée précise du mal au point d’être en mesure de lui dessiner un visage et de lui prêter un nom. Une idée obsédante qu’il s’efforçait d’apprivoiser pour ne pas sombrer dans quelque chose de fou.
Il s’empara d’une statuette représentant un couple accroupi, le couple primordial, dont la femme aux fesses callipyges dépassait l’homme d’une tête. Cette poulie de métier à tisser dogon était lisse au toucher, à force de caresses. Escoffier navigua dans une sarabande d’images où paysages et personnages ayant peuplé son enfance s’animèrent. Les souvenirs d’une chaleur paralysante, d’une palette de couleurs ocres et brunes, de joies simples avaient pris entièrement possession de son esprit quand son portable vibra.
À l’autre bout de la ville, la voix de Marinne le ramenait au présent.
— Dis donc, grand frère, j’ai essayé de te joindre toute la matinée au bureau. Où étais-tu ?
— En service commandé.
— Très drôle. Que fais-tu ce soir ?
— Je n’en sais rien, qu’est-ce qu’on passe à la télé ?
— Arrête ton cirque, tu veux. Ça te dirait de réveillonner en tête à tête avec ta petite sœur ?
— Si c’est toi qui fais la cuisine, je préfère m’abstenir, sinon, ça demande réflexion.
— C’est entendu alors, tu montes à Belleville ?
— Le temps d’enfiler quelque chose, j’arrive. Je suis de permanence demain, je ne rentrerai pas trop tard.
— Tu peux dormir sur le canapé, si tu veux.
Marinne était imprévisible. Quand elle appelait, c’était à prendre ou à laisser, puis elle ne donnait plus signe de vie pendant des semaines. Damien devinait alors qu’elle peignait, qu’elle était en période d’intense créativité et ne souhaitait pas être importunée.
Le 25 décembre, en principe, le rythme respiratoire marquait une pause sensible dans le commissariat du 18 earrondissement. Tout le personnel relâchait imperceptiblement la pression. Il n’y avait guère que le brigadier-chef Toussaint, cigarette à la main, pour arpenter nerveusement le sas d’entrée soumis à de fortes variations de température en raison d’incessantes allées et venues. Désiré Toussaint déambulait sous l’affiche de la Déclaration des droits de l’homme et un avis de recherche de personnes disparues. Il avait vu le jour en Guadeloupe mais ça faisait belle lurette qu’il avait perdu la nonchalance des gens de son île. Ce qu’il gardait des Caraïbes, le brigadier-chef, c’était un sourire doux et une petite pointe d’humour acide au coin de l’œil.
Cinq personnes à la mine défaite se tenaient assises docilement sur des fauteuils en plastique, attendant qu’un gardien vînt leur demander quel bon ou mauvais vent les amenait, un matin de Noël, dans les locaux sinistres d’un commissariat de quartier. Ce fut bientôt le tour de Lulu. Toussaint, qui connaissait son monde, n’hésita pas une seconde à tutoyer le citoyen Lucien Despoisses :
— Et toi, qu’est-ce qui t’amène ?
— J’aime pas beaucoup qu’on m’tutoie, pour commencer. C’est pas parce qu’on vit dans la rue, qu’on n’a pas sa dignité. On n’a pas gardé les cochons ensemble.
Il était comme ça le clochard céleste, toujours mal luné. Venir au commissariat lui avait coûté un effort qu’il eût qualifié d’insurmontable s’il ne s’était agi d’un cas de force majeure.
— Mon copain le Polack a été assassiné cette nuit, m’sieur l’agent.
Toussaint eut un tic nerveux. Ce n’était pas la première fois qu’on lui donnait ce titre erroné, ni qu’un citoyen exagérait des faits dont il avait été témoin.
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