– Ça ne me paraît pas être une mauvaise idée. Prenez l’argent, partez. Allez aux États-Unis auprès de votre fils.
– Ah, non ! Qu’est-ce que j’irais faire là-bas ? À moins que… à moins que vous ne veniez avec moi, Petra.
Quelqu’un fit résonner en moi le son d’un gong.
– Moi ?
– Vous parlez anglais, et vous aimez changer. On pourrait monter un bar pour Hispanos, comme celui de Pepe et Hamed. Il ne s’agit absolument pas d’une proposition amoureuse, Petra, je n’oserais pas, on vivrait chacun chez soi. Mais nous sommes tous deux des êtres solitaires, nous nous comprenons bien, nous finirions par apprécier chacun la compagnie de l’autre.
Je souris, écartai mes cheveux de mon visage, soufflai bruyamment.
– Vous me prenez au dépourvu, je ne sais pas quoi vous dire !… C’est compliqué. Vous savez, avec cette maudite affaire, je viens de prendre un bon bain de réalité. En ce moment, tout ce que je souhaite, c’est une vie rangée, arroser mes géraniums, être seule. Les petits détails quotidiens commencent à m’apparaître comme un privilège. Je crois que, pour une fois, je ne souhaite pas changer ce que je m’étais proposé de faire, je trouve que j’y suis parvenue comme jamais. Non, pour l’instant, je vais rester comme ça, Fermín.
Une bonne rasade de bière lui passa en trombe dans le gosier.
– Je vous comprends.
– Et vous, vous allez prendre le risque ?
– Je vais devoir y réfléchir sérieusement, je ne peux pas attendre davantage.
Nous gardâmes un silence embarrassé.
– Je vous remercie sincèrement de votre proposition.
Il fit un geste pour dire que ça n’avait pas d’importance.
– Je suis sérieuse. Et je veux que vous sachiez que vous êtes un homme formidable, un collègue parfait, un véritable amour. Mais je ne ferais que vous compliquer l’existence.
– C’est ce que j’ai souhaité toute ma vie, un peu de complication !
– Écoutez-moi, essayez seul, Fermín, je suis sûre que vous aurez de la chance.
Il eut un éclat de rire imprévu.
– Bon sang, je vais peut-être le faire ! D’ici une semaine, je prends ma décision. Je monterai peut-être un boui-boui de paellas sous la statue de la Liberté.
Il nettoya sa grosse moustache, épaisse et familière comme les coussins d’un fauteuil.
Le samedi suivant, Pepe et Hamed nous invitèrent à dîner à l’Efemérides, et quand le flux des clients se fut calmé, ils s’assirent à notre table pour prendre le dessert et le thé. Ils étaient très impressionnés par la résolution de l’affaire. Il y eut des toasts et des félicitations, des commentaires. Hamed craignait que cette histoire ne pousse toutes les femmes à défendre elles-mêmes leur honneur et celui de leurs hommes. Cela pouvait déclencher une hécatombe si jamais ça se produisait, parce que la femme est inflexible dans ses décisions et ne le regrette jamais.
– Alors tu ne vois plus la femme comme une fleur.
– Pour moi, elle en sera toujours une, du moins tant qu’elle aura foi en l’amour et en la tendresse.
– L’amour n’était pas clair là non plus, remarquai-je. Il est ambigu, maladif. L’amour entre Luisa et Juan, de quel genre était-il, passionné, fraternel ? L’amour entre Juan et sa mère, des sentiments incestueux refoulés, amour-haine ? La gratitude de Luisa envers sa mère adoptive, le fait d’avoir tué son fils n’implique-t-il pas une vengeance ?
– Une affaire morbide.
– Malsaine. Pourquoi pensez-vous que la presse s’y serait tellement intéressée ?
– Tu exagères.
Pepe était vexé.
– D’accord. Comment va ton amie la journaliste ?
– Très bien. J’emménage chez elle la semaine prochaine.
– Eh bien ! Pour longtemps ?
– Sans durée limitée, peut-être pour toujours.
– Magnifique, félicitations !
Il me regardait avec méfiance. Garzón intervint :
– Un toast pour fêter ça !
Mon ex-mari, autrefois si tendre, me défiait. Je lui souris, compréhensive, j’étais parvenue à la conclusion que se tromper est finalement la seule chose que puisse faire l’être humain avec une certaine liberté. Il se trompait vraisemblablement en pensant qu’il serait heureux avec cette femme, comme je me tromperais à nouveau, comme Garzón, comme Hamed s’était trompé en pensant que tout ce qui est féminin est pur et éthéré.
– Trinquons aux fleurs, proposai-je. Même si elles ont des épines, ajoutai-je.
En sortant, Garzón était songeur. Il me raccompagna et devint solennel.
– Bon, Petra, les adieux de ce soir sont peut-être définitifs. Ma décision ne peut excéder ce week-end. Si vous arrivez lundi au commissariat et que je n’y suis pas… Je veux que vous sachiez que ce fut un plaisir de travailler avec vous, que j’ai appris sur les femmes des choses que… enfin, pourquoi m’étendre davantage ? Vous voyez ce que je veux dire.
– Fermín, si ce sont des adieux, pourquoi ne me tutoyez-vous pas une fois pour toutes ?
– Ne me demandez pas ça, jamais. Tant que nous serons policiers tous les deux, vous êtes inspectrice, et moi inspecteur adjoint.
– D’accord, laissez tomber. Je vous souhaite beaucoup de chance, d’être heureux. Écrivez-moi, dites-moi comment ça va, envoyez-moi au moins une carte pour Noël.
– Ne vous inquiétez pas, je le ferai.
Je lui donnai un baiser sur son visage charnu, qui sentait le talc comme des fesses de bébé. Je descendis de voiture et, sans me retourner, l’entendis s’éloigner. Garzón était un type bien, le cœur aussi sincère qu’un chien de berger. Je souhaitai que, où qu’il aille, il puisse vivre un peu en paix.
Je passai tout le dimanche à des tâches ménagères. Ma maison avait l’air d’une région dévastée, ou d’un territoire colonisé pas encore habité. Je cirai le parquet, fis les vitres, installai mes livres (Pepe ne le ferait plus) et cherchai dans l’annuaire le numéro d’une entreprise qui viendrait s’occuper de ma maison une fois par semaine. Je m’organisai, exactement comme j’aurais dû le faire depuis des mois. Mais la vie est pleine de parenthèses, ou peut-être vaudrait-il mieux dire que, entre un projet et sa réalisation, il peut y avoir un laps de temps intermédiaire prolongé.
J’arrosai le jardin. Les géraniums étaient pleins de pousses qui allaient éclore dans toute leur intensité dès l’arrivée du printemps. Je me laissai tomber sur le sofa, j’étais fatiguée, l’esprit paresseux et vagabond. Les plaisirs de la vie quotidienne, un peu de sédentarisme réconfortant. J’allumai la télévision, un défilé de mode à Paris. Des filles longues comme des échalas marchaient avec élégance sur un tapis rouge. Chevelures brillantes. Je regardai par la fenêtre, on était bien. Lorsque la nuit tomberait, je me ferais un thé. Je pouvais me féliciter à partir de cet instant que la dureté du monde ne me tombe pas dessus chaque matin au réveil. La réalité est constituée d’un prisme aux multiples facettes, mais il n’y a pas de raison de prétendre les aborder toujours. Ne pas penser aux crimes ou aux viols sauf sur un plan théorique et, surtout, oublier la légion de jeunes filles qui lavent des têtes, livrent des paquets ou fabriquent des boulons dans un lieu obscur de la ville. Des jours tranquilles et qui se ressemblaient entre eux, cette fois n’importe quel changement serait à mon désavantage. Je pensai que le mal n’est qu’une matière parmi d’autres, constituée de folie, d’inculture, de misère morale, de douleur accumulée, de pauvreté héritée, de solitude intérieure. Sur l’écran, un mannequin portait une robe magnifique d’inspiration orientale. Je pensai que c’était bien, aussi injuste que ce soit, que c’était consolant qu’une femme puisse un jour se sentir comme une impératrice.
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