– Et il t’a donné la montre à toi ?
– Il me l’a envoyée.
– Pourquoi ?
– Je ne sais pas.
– Qui était cet homme ?
– Je ne sais pas.
– Mais tu sais que c’était le véritable violeur et qu’il a tué Juan.
– Il m’a appelée par téléphone pour me le dire.
– Tu espères qu’on va croire à tout ça ?
– C’est la vérité.
Garcia del Mazo se retourna vers nous, il eut un geste de lassitude. Je m’approchai de Luisa et lui demandai :
– Tu savais que Juan avait repris contact avec son père, qu’il allait le voir et qu’ils passaient du temps ensemble au bar ?
– Non.
– Tu savais que…
– Je ne veux pas vous parler. On l’a accusé, on l’a tué, tout est de votre faute.
– Ne crois pas ça, le responsable, c’est celui qui a violé, tué, personne d’autre.
– Je ne veux pas vous parler, si vous êtes là, je ne dirai pas un mot.
García del Mazo intervint :
– L’inspectrice Delicado…
Je l’interrompis.
– Laissez, si ma présence pose un problème, je vais sortir.
Garzón fit mine de me suivre, mais l’inspecteur l’en empêcha :
– Restez, Garzón, je peux avoir besoin de quelque chose.
Mon collègue prit un air de martyr et m’adressa un regard mélancolique tandis que je partais. Je m’assis dans le couloir. Luisa couvrait-elle quelqu’un ? Des fantômes familiers, obsessionnels, sales, qui alimentaient de leurs effigies mortes la haine de toute une vie. Un cas digne du fameux père Freud. Je m’approchai du policier de service.
– La mère de la prévenue est-elle venue ?
– Non, inspectrice.
– A-t-elle téléphoné ou demandé de ses nouvelles ?
– Je vais regarder, mais je ne crois pas.
Il revint au bout d’un moment.
– Non, elle n’a pas pris contact avec le commissariat.
– Bon. Quand les inspecteurs sortiront de l’interrogatoire, dites-leur que je suis partie régler quelques affaires.
Il se mit au garde-à-vous d’un mouvement rapide tandis que je m’éloignais, honteuse de faire l’objet d’une telle marque de respect.
Mme Jardiel me reçut mal, ce qui n’était pas une nouveauté, mais, au moins, elle me laissa entrer, m’invita à m’asseoir au salon. Pas une seule question ne franchit ses lèvres.
– Votre fille va être accusée d’assassinat.
Elle n’eut pas la moindre réaction.
– De l’assassinat de Juan Jardiel.
– C’est elle qui vous a avoué ça ?
– Elle va le faire. Nous avons trouvé dans ses affaires la montre qu’utilisait le violeur. Juan était le violeur ; elle l’a tué par vengeance.
– Et le viol qui a eu lieu après, et l’autre mort ?
– On est en train d’enquêter là-dessus. Mes collègues l’interrogent depuis un moment, j’ai préféré venir vous voir.
– Pourquoi ?
– Vous saviez que Juan était en contact avec votre ex-mari ?
La pierre impénétrable de son visage se fendilla aux commissures des lèvres.
– Vous saviez qu’il avait retrouvé son père ? Il s’est assis au bar, s’est présenté. Il allait souvent le voir, ils bavardaient, ils avaient de l’affection l’un pour l’autre. Quand nous recherchions votre fils, c’est votre ex-mari qui le cachait.
– Ce n’est pas vrai.
– Si, c’est vrai ; Ricardo Jardiel a été arrêté, je l’ai interrogé avant-hier, c’est lui qui m’a raconté tout ça. Maintenant, il est sous le coup d’une accusation d’obstruction à l’action de la justice et de complicité pour avoir aidé un fugitif.
Elle serra les mains contre son ventre. Elle se leva, puis quitta la pièce. Elle revint au bout d’un instant avec une boîte métallique. Elle s’assit, l’ouvrit, elle était pleine de photos. Elle me les fit passer une à une. Des photos de Luisa et de Juan quand ils étaient petits. Deux enfants grands et tristes, avec des vêtements sans grâce, de grosses chaussures. Posant l’un à côté de l’autre sur un balcon. Juan tout seul, tout droit, perdu, un peu pathétique, le regard perdu sur un point situé entre le sourire et la peur. Tous les deux ensemble à nouveau, place de Catalogne, entourés de pigeons qui leur picotaient les mains et la tête. Silhouettes sans charme et dociles qui subissaient le tir de l’appareil photo, résignées, étonnées. Jamais pris à l’improviste en train de jouer, joyeux. J’éprouvai de la peine, les pauvres, pauvres de nous aussi, hériter génération après génération la haine et le péché, les transmettre sans plus de conscience que l’horreur elle-même. Elle me présenta un agrandissement. C’était Luisa dans une magnifique robe de première communion.
– Ils n’ont jamais manqué de rien, jamais. Je me suis décarcassée, vous comprenez ? Je me suis décarcassée pour eux, sans aide, sans jamais me plaindre, sans raconter mes soucis aux voisines pour que personne n’ait à nous plaindre. Toute la vie comme ça, toute la vie.
Sa voix était sèche et puissante, sans une hésitation, sans un sanglot.
– Mais au bout du compte les choses sont comme elles sont. Il est le fils d’un salaud, elle d’une pute, que peut-on en attendre ? J’ai toujours su qu’une chose comme ça arriverait. Chaque jour, quand je me réveillais, je me demandais si le moment était venu où ils allaient révéler leur véritable nature. Il a violé ? Ça ne m’étonne pas. Elle l’a tué ? Je suppose qu’elle en est tout à fait capable. Je ne veux rien savoir, vous comprenez ? J’ai fait ce que j’ai pu, j’ai la conscience tranquille. Maintenant, c’est comme s’ils étaient morts tous les deux.
– Accompagnez-moi au commissariat, madame Jardiel. Vous devez parler à votre fille.
– Je n’ai pas de fille.
– Vous n’irez pas la voir une seule fois ?
Son expression terrible s’accentua, elle réfléchit.
– Si, une fois. Ensuite, ne me demandez plus rien.
Ce furent les derniers mots qu’elle prononça. Elle se tut pendant tout le trajet pour aller au commissariat, retranchée derrière son vieux manteau qui sentait la poussière. Je demandai aux policiers si mes collègues interrogeaient toujours la suspecte.
– L’inspecteur García del Mazo vient de sortir. L’inspecteur adjoint Garzón est avec la fille, je crois qu’elle est en train de signer sa déposition d’aujourd’hui.
J’entrai dans le bureau, eus un aparté avec Garzón.
– Elle a dit quelque chose de nouveau ?
– Pas un mot.
– Trouvez immédiatement Garcia del Mazo et venez tous les deux. Je crois qu’il peut se passer quelque chose d’important.
Il fit mine de sortir.
– Inspecteur adjoint… prenez votre temps pour le retrouver. Vous voyez ce que je veux dire ?
Il acquiesça, sortit. Luisa était assise sur une chaise, elle ne nous regardait même pas. Je fis appeler sa mère. Dès qu’elle la vit, ses traits se relâchèrent, mais elle ne dit rien. Elles se firent face.
– Bonjour, mère, comment allez-vous ?
Il y avait de l’incertitude dans sa voix, une demande d’affection.
– C’est toi qui as tué Juan, n’est-ce pas ?
Le regard de Luisa s’ouvrit sur la panique.
– Non, n’écoutez pas ce qu’ils vous diront, ce n’est pas moi.
– Tu l’as tué parce que c’était un porc, n’est-ce pas ?
– Non !
– Eh bien, tu as très bien fait, maintenant il ne te reste plus qu’à mourir à ton tour. Je suis venue te dire de ne pas songer à m’appeler, à revenir à la maison ou à reparaître devant moi. Je regrette de ne pas avoir donné aux chiens tout le pain avec lequel je vous ai nourris. Je n’ai rien d’autre à te dire.
Elle me regarda :
– Je peux m’en aller, maintenant ?
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