Titre original : Ritos de Muerte
1
Quelque temps après mon second divorce, je me mis en tête de chercher une petite maison avec un jardin en ville. J’y parvins, non sans mal. Je voulus voir dans ce choix autre chose qu’un caprice. Trop d’années passées dans des appartements équipés de meubles fonctionnels et d’un grand congélateur. J’avais la possibilité de vivre seule dans un coin tranquille, ce qui devait être considéré comme une nouvelle occasion de changer. La maison se trouvait à Poblenou, un quartier pas très éloigné du centre. Tout autour, d’autres maisons aussi anciennes et décrépites que celle que j’avais achetée, flanquées d’une série d’entrepôts industriels, d’entreprises de transports et de hangars d’autobus. Un paysage assez morne, malgré les tentatives de rénovation du quartier. Mais, le dimanche, les portails des entreprises se refermaient, les camions disparaissaient, et on y respirait une tranquillité inhabituelle.
Je suppose que la philosophie sous-jacente à ma décision consistait à tenter de mieux m’organiser, à avoir des plantes dans le jardin qui donnait sur l’arrière et à manger chaud de temps en temps, bien que des pulsions plus profondes aient motivé cette décision. Posséder une maison à étage, c’était comme de lancer une corde sur une bitte d’amarrage, descendre à quai, m’enraciner. Prémice qui conditionnait tout le reste, comme le fait d’être blond, laid ou né au Japon. Pour tout projet d’une certaine envergure, il suffit de concevoir auparavant un décor ; le reste consiste habituellement en une série ininterrompue de conséquences qui mènent à une fin heureuse.
Les maçons passèrent six mois à refaire l’intérieur, et, quand ils eurent fini, mes maigres économies furent englouties par des choses apparemment aussi absurdes que des encadrements de fenêtres et des conduites de gaz. Un salaire de policier n’a rien d’extraordinaire, de sorte que réunir à nouveau un peu d’argent relevait d’une perspective lointaine et impossible, d’une pure illusion. Cependant, je m’estimais satisfaite, parce que le résultat d’ensemble était assez réussi. Je l’examinai la veille du déménagement ; la maison avait un air solide et familier : des portes gaies peintes en blanc, une bonne lumière… Dans la cuisine se détachaient les placards fabriqués sur mesure et un magnifique fourneau ancien, préservé dans la refonte générale. À côté, je fis installer des plaques en vitrocéramique, le dernier cri en matière de technologie. J’allais suivre à la lettre des recettes compliquées, préparer des plats qui auraient impatienté même les grands-mères, des pot-au-feu et des potages qui demandent une journée entière de cuisson. Je dirais adieu dans la mesure du possible à la nourriture toute prête, à Allô-pizza, aux hot dogs, aux tacos mexicains et au chop suey servi dans son emballage plastique individuel. Je n’irais plus dîner au restaurant à la moindre occasion. Un changement est un changement, et, contrairement à ce que l’on croit, il doit commencer par les petits détails, bouillon de culture de toute dimension existentielle conséquente.
Pepe m’aida à déménager ; c’était inévitable, il m’aida. Je savais que je n’aurais pas dû le laisser approcher de ma nouvelle maison, mais je pensais que redouter sa présence à ce point était infantile, aussi vint-il m’aider. De toute façon, nous nous étions séparés en si bons termes que ne pas accepter son offre aurait été impoli, presque vulgaire. Il arriva habillé comme d’habitude : jean râpé, pull-over, avec ses lunettes qui lui glissaient sur le nez. Je sentis un pincement au cœur en remarquant cette simplicité propre à son extrême jeunesse. Comment avais-je pu épouser cet homme si jeune, si frêle, presque un adolescent ? Et surtout, comment avais-je pu faire ça, s’agissant de mon second mariage, après le premier, troublé, difficile, qui s’acheva par un divorce sanglant et douloureux ? Les policiers du département de psychologie auraient eu beaucoup à dire là-dessus. Mais ils étaient trop occupés à résoudre des affaires pour se pencher sur des questions privées. Je n’aurais pas eu non plus l’idée d’aller les consulter. Si j’étais entrée dans la police, c’était pour lutter contre mon penchant pour la réflexion qui prenait généralement le dessus. De l’action. Juste des pensées pratiques pendant les heures de travail ; induction, déduction, mais toujours au service de la matière délictueuse, finies, les méditations profondes au comptoir d’un bar.
Pepe entassa les caisses de livres dans le séjour. Il s’arrêta pour regarder par la fenêtre, ravi, en sueur et couvert de poussière. Il avait probablement oublié de manger.
– Tu as mangé ? demandai-je.
Il haussa les épaules avec mélancolie et sourit, comme si le fait de manger avait été un luxe destiné à un autre type d’êtres humains. Je réfrénai brutalement ma première impulsion de lui préparer un sandwich. J’avais trop longtemps joué le rôle de mère, et cette époque était révolue.
– Qui est resté au bar ?
– Hamed, répondit-il.
– Ça marche toujours bien ?
– Oui.
Il avait gardé son air de chien perdu, mais la société des dames protectrices ne me comptait plus parmi ses membres.
Je plaçai les manuels de droit et de criminologie à côté du paravent et me rendis dans la cuisine pour nous préparer à boire : bière brune pour Pepe et anisette douce pour moi. Désormais, plus de bonnes actions de ma part, plus de bénévolat ou de passion : travail, repas, veillées en musique et lecture, attention limitée au minimum, une vie toute simple, à son niveau le plus élémentaire.
Pepe but une gorgée et se mit de la mousse sur le nez. Il fit quelques pas dans la pièce remplie de caisses en désordre, bâilla :
– Il y a autre chose à porter ?
– Les plantes, Pepe, elles sont sur le palier, dans l’entrée, tu peux les apporter ?
Cet hiver-là, il neigea. Une bonne raison de s’en souvenir est que ça n’arrive pas souvent à Barcelone. Mais l’avalanche d’événements de cet hiver fut telle que n’importe lequel d’entre eux me l’aurait fait garder en mémoire sans avoir besoin de voir recouvert de blanc mon jardin dans lequel je venais de planter des fleurs. Une année riche en événements. J’étrennai ma nouvelle maison, une vie indépendante, et, davantage que le destin, les circonstances voulurent que l’on me confie ma première affaire et que, entre la neige et la maison, je fasse la connaissance de l’inspecteur adjoint Garzón par la même occasion. Bien sûr, ma première impression idyllique sur mon logement ne tarda pas à se dissiper. Les canalisations gelèrent, et je constatai que posséder une maison isolée n’est pas toujours le comble du bonheur. Le petit patio que j’avais réussi à aménager n’échappa pas au naufrage total. Les géraniums séchèrent ; la terre présentait un aspect compact et dur, couverte de givre en surface. Tristes images. Je m’assis en frissonnant devant le maigre feu de la cheminée et tentai de me concentrer sur un volume traitant de la « nouvelle technologie policière ». Il venait d’être traduit, et il y avait loin entre l’anglais de Chicago et l’espagnol. La majorité des exemples auxquels le texte faisait allusion n’avaient pas d’équivalent dans notre malheureuse police nationale, si éloignée du FBI. Je ne savais que trop qu’il faudrait des siècles avant d’appliquer le dernier cri de la technologie en Espagne. Mais le savoir ne prend pas de place, même s’il ne permet pas non plus de s’en faire une.
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