– Continuez.
Il ne réfléchit pas, se jeta sur les papiers et commença à les feuilleter. Ils contenaient des informations sur l’affaire, chose très logique qui n’apportait pas de preuves. En bas, il y avait un petit carton dans lequel il se mit à fouiller. Il en sortit deux bonbons enveloppés dans du papier aux couleurs brillantes, un miroir, un peigne.
– Il n’y a rien ici.
Il sortit entièrement le carton et passa la main dans le casier. Après avoir palpé pendant un instant, il la retira en tenant un petit baluchon fait avec des mouchoirs. Il le plaça devant mes yeux et, peu à peu, en faisant attention à ne pas toucher ce qu’il contenait, il le dénoua. Elle se trouvait là, cette foutue montre, la machine à marquer les fleurs, l’arme du violeur.
– Vous avez vu, Petra ? demanda inutilement Garzón, la voix pas très assurée.
On voyait parfaitement qu’un cadran était inséré dans un cercle de pointes, mais il ne fallait pas manipuler la montre avant qu’elle ait été examinée par les experts. En prenant contact avec cet instrument, j’éprouvai du plaisir, de la curiosité, et, un moment plus tard, une horreur incommensurable s’empara de moi. Une chose abstraite se matérialisait, acquérait une existence réelle. Nous avions joué avec les pièces d’un puzzle cruel, mais elles étaient maintenant là, tout près. Ces pointes avaient transpercé des peaux, fait couler du sang, s’étaient enfoncées dans des bras sans défense. Soudain, une voix forte résonna derrière nous :
– On ne bouge pas ! Que faites-vous ici ?
Je me retournai, au bord de l’hystérie. C’étaient deux policiers de la police nationale.
– On peut savoir ce que vous cherchez ?
– Doucement, collègues, dit Garzón.
Le gérant avait prévenu la police. C’était tout à fait normal, notre comportement avait été tellement suspect que nous ne lui laissions pas d’autre alternative. Nous dûmes décliner nos identités, leur donner des explications sommaires. J’éprouvai un sentiment de panique à l’idée que cet homme ait pu également alerter Luisa. Nous demandâmes aux policiers de nous accompagner chez elle en renfort pour y procéder à son arrestation. Ils montèrent dans leur véhicule et nous suivirent. Au volant, Garzón se demandait :
– Mon Dieu ! Il semble évident que cette fille est coupable, mais de quoi ?
– Nous ne pouvons pas le savoir encore, mais tout indique qu’elle a descendu Juan. Personne d’autre qu’elle ne pouvait savoir où il se trouvait, lui prendre sa montre.
– Et le viol ?
– Vous allez trop vite, il va falloir l’arrêter, l’interroger.
Il avait l’air d’un noble pachyderme, menant de front la conduite et les conclusions désabusées :
– Assassiner son propre fiancé, son frère, vous croyez vraiment qu’elle a osé ?
– C’est une fille dure, vous vous rappelez ce que nous a dit Ricardo Jardiel ? Elle n’a même pas voulu recevoir sa véritable mère, lui donner la possibilité de se faire pardonner.
Il eut force hochements de tête scandalisés et philosophiques devant le mal :
– L’être humain, quelle complexité !
Nous arrivâmes à l’appartement des Jardiel. Luisa ne s’était pas enfuie, elle vint elle-même ouvrir la porte. Son expression ne traduisait rien de spécial, mais, une seconde plus tard, elle vit les policiers derrière nous, et ses yeux exprimèrent une certaine réserve.
– Luisa, il faut que tu nous accompagnes au commissariat.
– Pourquoi ?
Garzón porta la main à sa poche, en sortit le petit paquet de mouchoirs, le plaça devant elle.
– Nous avons trouvé ça dans ton casier, au supermarché.
Elle baissa la tête, son visage se colora légèrement.
– Je vais prendre mon manteau.
À cet instant, Mme Jardiel arriva. Elle nous adressa un regard désagréable.
– Que faites-vous ici ?
– Luisa doit venir avec nous pour faire une déposition.
La jeune fille passa à côté d’elle sans dire un mot.
– Faire une déposition à cette heure-ci ? Pas question, on va dîner ! Vous trouvez que vous n’êtes pas assez intervenus comme ça dans notre vie ?
– C’est grave, madame, elle doit venir.
Luisa revint, un manteau sombre sous le bras.
– Où vas-tu ?
– Je pars avec eux, mère, ensuite je reviendrai.
– Tu ne bougeras pas d’ici.
Il y eut un instant de paralysie. La mère retenait sa fille adoptive par un bras, cette dernière leva la tête et l’affronta.
– Laissez-moi, mère, je dois partir, dit-elle tout bas.
Garzón la poussa doucement dans le dos, ils passèrent le seuil. Je fis un pas.
– Nous vous appellerons du commissariat pour vous dire quand vous pourrez venir voir votre fille.
Elle me transperçait de son regard fulminant.
– Je vous crache dessus, dit-elle, et elle me cracha aux pieds.
Je marquai le coup avec amertume, fis demi-tour et m’en allai. Un violent claquement de porte fit résonner l’espace misérable de la cage d’escalier. Je descendis les marches deux par deux, comme si j’avais fui l’enfer. Des origines maudites, des culpabilités qui ne sortiraient jamais au grand jour. Cette femme, tel un grand arbre, avait projeté une ombre épaisse autour d’elle, sous laquelle le soleil n’entrait jamais, et tout était pourri.
Je n’eus pas d’autre solution que de dire à Garcia del Mazo que nous avions arrêté Luisa. Il décida immédiatement d’organiser une réunion préalable à l’interrogatoire. Garzón était furieux. Garcia del Mazo nous fit un cours sur l’opportunité de soumettre la détenue à un test psychologique. L’important, dans cette méthode, ce n’étaient pas les conséquences que les psychologues pourraient en tirer quant à sa personnalité, mais le temps qui s’écoulait pendant que l’individu y répondait. Il semblait prouvé que c’était une période cruciale pour renverser les stratégies que le prévenu avait pu concevoir au dernier moment, et cela donnait à la police l’occasion de se préparer et d’aborder le sujet sans préjugés dus à l’euphorie de l’avoir arrêté.
Luisa mit deux heures à répondre à des questions telles que : « Que feriez-vous en cas de naufrage ? » Pendant ce temps, les experts étudiaient les empreintes relevées sur la montre. Il semblait évident que García del Mazo assisterait à l’interrogatoire avec nous. Lorsque l’inspecteur adjoint Garzón l’apprit, son visage prit la couleur d’un caméléon dans une flaque de sang.
– C’est inouï ! Il n’a aucun droit de débarquer maintenant.
– Laissez-le faire, Garzón, l’issue n’est pas encore très nette.
Il me regarda, irrité, apitoyé devant ma naïveté.
Dès que je vis Luisa, il me sembla qu’elle avait maigri dans ce bref laps de temps. Son corps robuste s’était replié sur lui-même et, sous les yeux indifférents, se dessinaient des demi-cercles sombres. García del Mazo me fit un geste significatif, quelque chose comme « elle n’en peut plus, elle n’opposera pas de résistance ». Je pris l’initiative.
– Il est inutile que je te dise qu’il ne te servira à rien de nier l’évidence, il vaut mieux que tu nous dises la vérité, vite et clairement. Tu veux une cigarette ?
Elle fit signe que non. Elle semblait calme sous son air effondré.
– Les experts ont établi que la montre que tu avais dans ton casier est celle qui a été utilisée pour marquer les filles violées. Pourquoi se trouvait-elle en ta possession ?
– Quelqu’un me l’a donnée.
– Qui ?
– L’homme qui les a violées.
– Tu sais qui c’est ?
– Oui, c’est celui qui a tué Juan.
– Dis-nous son nom.
– Je ne sais pas, c’est un type que Juan connaissait.
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