Le commissaire nous félicita.
– Affaire classée ! dit-il en se frottant les mains. Et je dois dire que cela n’avait rien de facile ! Découvrir qu’une femme commet un viol, ça n’arrive pas tous les jours. À vous trois, vous avez formé une très bonne équipe.
– Merci, monsieur… mais je tiens à préciser que cette affaire, nous l’avons résolue seuls, l’inspecteur adjoint Garzón et moi, sans avoir besoin d’une aide extérieure.
– J’en suis conscient, dit-il sur un ton très sérieux.
Garcia del Mazo entra, et nous gardâmes le silence, il était prolixe, heureux.
– Avant de repartir pour Gérone, je veux que nous dînions ensemble. Parce qu’il n’y a plus rien à faire, n’est-ce pas, chers collègues ?
– Je crois que non. Le juge a innocenté tous les suspects des charges qui pesaient sur eux.
– Alors on peut se considérer comme satisfaits. Affaire classée ! Et avec les journalistes, qu’est-ce qu’on fait ? Il va falloir organiser une conférence de presse. Bien sûr, après la polémique déclenchée par l’enquête, on ne peut pas se contenter d’envoyer un porte-parole, je pense que cela te revient, Petra.
– Moi, pas question ! Je me suis refusée depuis le début à collaborer avec eux par principe, et maintenant que l’affaire est résolue j’irais jouer les stars ? Non, je ne veux pas qu’on pense que je recherche les applaudissements.
– Alors… il va falloir que je m’en charge. Vous y voyez un inconvénient ?
– Je trouve que c’est une bonne idée.
Le commissaire me regarda avec ironie. Garcia del Mazo n’eut bien sûr même pas l’idée de proposer à Garzón cette possibilité de parler au public. On n’avait jamais vu un marin donner des conférences de presse quand le capitaine pouvait s’en charger.
Nous passâmes le reste de la journée à nous reposer, c’est du moins ce que nous aurions dû faire, mais il était très difficile de trouver un peu de délassement avec mon collègue qui n’arrêtait pas de râler. Que García del Mazo ait l’air victorieux devant le quatrième pouvoir était plus qu’il n’en pouvait supporter.
– Je le savais, je savais que ce type allait finir par s’accrocher des médailles qu’il ne mérite pas.
L’histoire des médailles constituait une véritable obsession. C’était peine perdue de ma part de plaisanter, de remettre les médailles en question, leur utilité, d’en faire des listes bouffonnes : médailles que des héros qui traînent la patte exhibent dans les défilés trente ans après, médailles olympiques, de concours canin, du cœur de Jésus. Ça ne l’amusait pas du tout, il continuait à penser que j’aurais dû réhabiliter mon honneur publiquement en utilisant le moyen même qui me l’avait volé. Mais tous ces reproches ne furent qu’un murmure d’eau qui coule en comparaison avec ce qui suivit. Lorsque Garcia del Mazo eut terminé la conférence de presse arriva la cataracte, le torrent, le courant insoumis, le raz de marée, le geyser, l’inondation. La rubrique des faits divers de tous les journaux fut plus ou moins unanime dans ses conclusions. Certains le disaient sans ambages, d’autres entre les lignes. L’affaire avait été résolue après l’arrivée au sein de l’équipe d’enquêteurs d’un inspecteur de Gérone, un homme entraîné aux méthodes modernes, un authentique professionnel. Je mentirais en disant que García del Mazo avait suscité ce genre de conclusions avec ses déclarations, mais il est également certain qu’il ne fit rien pour les nier, cela lui convenait très bien. Du jour au lendemain, il devint un personnage populaire, accorda des interviews, se laissa photographier, connut son heure de gloire.
Ana Lozano fit beaucoup de battage dans son émission. Avec l’aide d’acteurs, elle procéda à une reconstitution dramatisée des faits, que je refusai de regarder. Mais Garzón me dit qu’il ne manquait pas un détail, que tout était très vraisemblable, très soigné, une œuvre d’art sur le terrain de la chronique noire.
Afin de préserver l’intimité de l’accusée, le juge décida le secret de la procédure. Tout le monde respira. Luisa commença à recevoir une aide psychiatrique en prison. Elle sombrait rapidement dans la dépression. L’avocat commis d’office demanda inutilement à sa mère adoptive de venir la voir. « Jamais », répondit une madame Jardiel digne, retranchée chez elle, amère, soudain vieillie. Une histoire sordide, triste, enlisée, une histoire d’air vicié, d’obscurité.
García del Mazo repartit pour Gérone. Sa proposition de dîner de l’amitié ne put jamais se concrétiser. Je réintégrai mon service et, complètement désorientée, tentai de m’en rappeler les fonctionnements, qui me semblaient maintenant lointains, presque effacés. Mais le juge ou la section des homicides nous réclamait de temps en temps, Garzón et moi, pour apporter des détails, des précisions, pour superviser la rédaction d’une instruction.
Bien que les échos de la presse se soient tus, mon compagnon était toujours fâché et batailleur, franchement insupportable. Un jour, j’en eus assez.
– Ça suffit, Fermín ! J’en ai ras le bol, de tout ça. Peu importe qui en a retiré les bénéfices. Je n’ai absolument pas besoin qu’on me rende mon honneur, vous savez à quelles extrémités peut mener ce foutu honneur. Si vous voulez faire l’historique de l’affaire, vous n’avez qu’à vous asseoir sur la décision du juge et donner votre propre conférence de presse. Là, vous remettez les choses à leur place, mais vous ne mentionnez pas mon nom, d’accord ?
– Dommage que vous gardiez maintenant toute votre colère pour moi !
Il était vraiment fâché. Il fit demi-tour et partit sans me dire au revoir. Le lendemain, il me téléphona au service de documentation.
– Que faites-vous en sortant, inspectrice ?
– Vous avez une proposition à me faire ?
– Aller prendre une petite bière à la Jarra de Oro.
– Entendu.
Il ne fit pas allusion aux excès de notre dernière entrevue, mais il n’était pas tout à fait dans son état normal, il avait remplacé l’hostilité véhémente par un découragement cynique au tour existentialiste.
– Tout ça, c’est de la foutaise, me dit-il dès qu’il sortit les lèvres de sa bière.
– Tout, quoi ?
– La police, le devoir, le travail, tout.
– Bah, oubliez cette histoire, bientôt les choses reprendront leur cours habituel !
– Petra.
– Oui ?
– J’ai quelque chose à vous dire.
– Allez-y, je vous écoute.
– Pas au comptoir. Allons à cette table, à l’écart.
Je transportai ma chope en me demandant quelle mouche avait maintenant piqué ce grand animal. Nous nous assîmes, il me regarda.
– C’est au sujet de la contrebande.
Je fis mine de ne pas comprendre.
– La contrebande de tabac, vous vous souvenez ?
J’acquiesçai.
– D’indic en indic, je suis parvenu au cœur de l’opération. Je sais où se trouve la marchandise, comment ils opèrent, quels sont leurs contacts.
– Magnifique ! Je n’en attendais pas moins de vous.
– Maintenant, voilà ce que j’ai à vous dire. On me propose de l’argent pour mon silence, et je ne sais pas quoi faire.
J’étais étonnée.
– Beaucoup d’argent ?
– Un bon paquet.
Je bus une gorgée, croisai les doigts sur la table.
– Acceptez, Garzón. Comme vous venez de le dire, cette histoire de devoir n’est qu’un leurre.
– Me taire et rester dans la police est exclu, je n’en serais pas capable. La honte qui retomberait sur moi si cela venait à se savoir m’empêcherait de vivre. Il faudrait que je me tire, que je prenne l’argent et que je passe la frontière, que je recommence ma vie ailleurs, je crois qu’il y en a assez pour ça.
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