– Génial, inspectrice, génial.
– Ne me flattez pas, la théorie du violeur fantôme, elle est de vous, je n’ai fait que l’utiliser dans un autre but.
– Je vous tire mon chapeau.
– Eh bien, remettez-le, si ce type retrouve la sérénité qu’il a perdue l’espace d’un instant et qu’il réfléchit calmement à tout ça, demain, il nous demandera de lui montrer la deuxième déclaration, et alors…
– Dieu est avec nous, Petra, il ne le fera pas.
– Dieu ne s’occupe pas de ces histoires, Fermín ; pour se manifester, il choisirait des affaires plus reluisantes, il apparaîtrait à Ana Lozano en lui montrant le chemin, et elle l’interviewerait à la télé.
À cinq heures pile, nous nous trouvions dans le bureau du commissaire, Garcia del Mazo était arrivé. C’était un individu qui avait plus ou moins mon âge, pas très grand, avec une petite moustache qui suivait la ligne de sa fine lèvre supérieure. Il était sérieux, minéral, et, si son visage émettait des signaux de communication, je reconnais que mes récepteurs n’étaient pas prêts à les intercepter. On procéda aux présentations d’usage, Coronas essaya de leur donner un tour cordial. Puis il mit les points sur les i.
– Je ne veux pas faire retomber sur vos épaules davantage de responsabilités, mais vous savez que cette affaire a un retentissement public exceptionnel, aussi je vous demande d’essayer de la résoudre le plus tôt possible. Naturellement, l’autorité sera commune aux deux inspecteurs. Des questions ?
Nous restâmes tous trois silencieux. Dès qu’il nous laissa seuls, García del Mazo tenta un sourire.
– Tous les chefs ont le même discours, ils doivent suivre des stages de rhétorique.
J’essayai de sourire moi aussi.
– Vous avez lu les rapports ?
– Tutoie-moi, je m’appelle Ramón.
J’acceptai.
– Et moi, Petra.
Garzón garda un silence absolu, et mon nouveau collègue ne lui posa pas de questions non plus.
– Je les ai lus. Si vous me permettez de donner mon avis, je crois que c’est bien, mais ils ne sont pas très précis, ils souffrent d’une certaine dispersion. Vous n’avez pas été très systématiques, ou je me trompe ?
– Je crains que tu n’aies raison, nous avons été à la traîne des événements, et donné beaucoup de coups pour rien.
– Ça arrive souvent, ne t’en fais pas.
Garzón s’agita, inquiet.
– Bon, je suppose qu’on peut aussi mettre l’ordinateur à contribution, les banques de données policières auxquelles vous n’avez pas tellement eu recours.
– Il y a des nouveautés de dernière heure qui n’ont pas encore été introduites, si tu veux, je te les communique.
Je lui racontai toute l’histoire de l’interrogatoire de Ricardo Jardiel. Il donnait des coups de tête affirmatifs sans modifier en rien son expression. Il n’avait pas l’air impressionné, et mes révélations ne lui semblaient pas cruciales.
– Très bien, continuez, quoique… le maximum qui puisse ressortir de cet interrogatoire est que le père affirme que Juan était le violeur. Ce qui peut être vrai ou pas. La question est : qui l’a tué ? Parce qu’il est évident que l’assassin de ce garçon est le second violeur et il se peut même que ce soit le premier, et donc l’assassin de Salomé.
Il parlait avec assurance, si lentement que son interlocuteur se voyait contraint à croire à ses raisonnements, ou du moins à poursuivre ses explications comme si elles avaient comporté quelque chose de nouveau.
– Il y a un point que vous avez à mon avis dangereusement laissé de côté.
L’inspecteur adjoint et moi nous regardâmes du coin de l’œil d’un air coupable, pris en faute.
– Il s’agit de la mort de Salomé. Personne ne s’est occupé de reconstituer les derniers instants de sa vie, d’aller voir les personnes qu’elle a pu connaître, de se renseigner sur les changements intervenus dans ses habitudes.
Garzón intervint.
– Je suis passé chez elle, et on m’a dit qu’elle n’avait rien changé à ses habitudes.
– Ça ne suffit pas, inspecteur adjoint – il ne l’avait pas inclus dans les bénéfices du tutoiement. Que peut savoir la famille des allées et venues d’une jeune fille ? Vous n’avez pas trouvé que c’était un trop grand hasard, que l’on choisisse la même victime ? Qu’est-ce que cela signifie ? Simplement un défi pour se moquer de la police ? Nous ne sommes pas dans une série télévisée !
Son ton professoral commença à m’ennuyer, mais il avait raison, par tous les démons de l’enfer, ce technocrate à la petite bite avait raison.
– Ne t’en fais pas, Petra, je vais enquêter de ce côté, continue avec Jardiel, et vous, inspecteur adjoint, allez voir dans l’ordinateur les listes d’individus récidivistes.
– Consulter les listes de suspects, c’est la première chose qu’on a faite, sans grands résultats, se donna le plaisir de répondre Garzón.
– Mais je vous parle de types récidivistes, notoirement récidivistes, oserais-je dire. Ces listes existent à la section informatique, je dois dire que la banque de données de Barcelone est très complète.
Garzón devint sérieux.
– Je vais le faire, inspecteur, à vos ordres.
Je connaissais son style glacé d’obéissance officielle. Ce type était en train de lui broyer les tripes.
Garcia del Mazo consulta des notes qu’il avait en main.
– Voyons… que me reste-t-il à vous dire à tous les deux ? Ah, oui ! (Il adopta un ton anodin.) Il y a une question de méthode avec laquelle je ne suis pas d’accord non plus. Il s’agit des relations avec la presse. Messieurs-dames, s’il vous plaît, nous sommes au vingtième siècle, très bientôt le vingt et unième ! Pourquoi refuser aussi farouchement de faire des déclarations ? Ce n’est pas possible, on a créé dans notre corps des départements spéciaux pour les relations extérieures. Il a été clairement prouvé que les refus de collaborer avec les journalistes ne font que nous compliquer la tâche. C’est un point très facile à résoudre, on choisit un porte-parole de la police et on donne une conférence de presse de temps en temps. Voilà tout. Dire quelque chose de substantiel ? Ce n’est pas nécessaire, juste les grandes lignes qui apaisent la curiosité du public. C’est comme ça qu’on soigne notre image et qu’on fait avorter les spéculations excessives.
Il me regarda en souriant de façon compréhensive.
– Je sais que tu n’approuves pas cette façon de faire, ajouta-t-il.
– Oui, mais maintenant nous sommes deux à exercer un mandat collégial, alors puisque les choses sont si claires pour toi, ce serait mieux que tu t’en charges.
– Je le ferai si ça ne te dérange pas, à moins que tu ne préfères t’en charger toi-même.
– Vas-y, je crois que tu te déplaces plus facilement que moi dans les différents départements.
Il eut un geste qui nous engloba.
– Pour ce qui est des méthodes, il me semble nécessaire de faire deux réunions par jour : une le matin et l’autre le soir.
Garzón sursauta :
– Deux réunions ? Pourquoi ?
– La réunion est une fin en soi, un outil de travail, une base pour l’échange d’idées, d’hypothèses.
– Et si nous n’avons rien à échanger ?
– Inspecteur adjoint, je vous dirai qu’aux États-Unis on a fait l’expérience de placer tous les cadres d’une entreprise deux heures par jour dans une pièce pendant un an. Il n’y avait pas de raison explicite, d’ordre du jour ou de thèmes précis à traiter, et le plus curieux est que personne ne dirigeait les entretiens. Vous savez ce qui est arrivé ? Au bout de ce délai, l’entreprise a vu ses ventes augmenter de quarante pour cent, l’organisation interne s’était optimisée, et tous les employés qui le méritaient s’étaient vu confier davantage de responsabilités. Qu’en pensez-vous ? Bien sûr, il semble qu’il y ait eu des jours où ces hommes restaient silencieux pendant de longues minutes, près de désespérer, sans savoir que faire ; mais ils finissaient toujours par trouver un fil sur lequel tirer pour dévider l’écheveau.
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