– Qu’est-ce que vous êtes pressé ! Pourquoi ?
– Comment ça, pourquoi ?
– Oui, vous n’êtes pas un homme pressé. Qu’est-ce qui vous arrive ?
– Merde, Petra, à force d’enquêter, ça finit par déteindre sur vous ! La seule chose qui est arrivée, c’est l’inspecteur de Gérone. On doit le rencontrer cet après-midi. Il a passé toute la matinée à étudier les rapports.
– Allons bon ! Et vous voulez qu’en deux heures on résolve l’affaire et que lorsqu’on le rencontrera on lui dise : voilà *, premier couteau, vous arrivez trop tard !
Il tourbillonna comme si mes paroles lui avaient semblé stupides.
– Vous allez lui en parler, Petra ?
– De quoi ?
– De nos dernières vérifications, du père de Jardiel.
– Vous plaisantez ? Bien sûr que oui !
Cela le mit de mauvaise humeur, les nerfs en pelote.
– Moi, c’est clair, je n’ai pas l’intention d’obéir à ses ordres directs. Ici, depuis le début, c’est vous le chef. Alors s’il décide de m’ordonner quelque chose…
– Rassurez-vous, Fermín ! Au moins, c’est un homme. Imaginez qu’on nous ait envoyé une autre femme !
Il me jeta un regard plein de rancœur.
– Ça, c’est de la mauvaise foi, reconnaissez-le.
Bon, pensai-je, même si on n’arrive pas à résoudre cette maudite affaire, l’expérience aura été positive aussi bien pour Garzón que pour moi. Nous avions tous les deux appris des choses, notre camaraderie était réelle, sans aucune affectation. Il était parvenu à comprendre qu’une femme pouvait le commander au travail sans qu’il tombe nécessairement dans le discrédit, et moi… je m’étais beaucoup plus trompée que lui, le changement intervenu en moi était donc plus important. J’y avais gagné en humilité. L’immersion dans le monde misérable du crime, le manque de gloire de ce métier… je ne ressentais certes plus l’envie d’engueuler des fonctionnaires, de faire se déshabiller des suspects ou de revendiquer le commandement. Je me rendais compte que les difficultés du métier de policier dépassent celles qui sont liées à la simple discrimination dont la femme est victime. Mais il se trouvait maintenant que ce changement n’amusait pas du tout Garzón.
– Alors vous n’avez pas l’intention de vous opposer à ce qu’un autre chef mette son grain de sel, insista-t-il.
– Oubliez ça, Fermín, tout semble indiquer qu’au lieu de résoudre l’affaire dans des délais raisonnables, nous avons contribué à ce qu’elle se complique.
– Mais puisque c’est pratiquement réglé.
– Ah oui ? Expliquez-moi comment.
– Juan Jardiel était le violeur, et Masderius l’a assassiné.
– D’accord, et qui a violé à nouveau et assassiné Salomé ?
– Bon sang, comment est-ce que je pourrais le savoir ?
– Donnons un peu plus de temps au temps. Il est possible que cet inspecteur nous aide. Au fait, vous savez comment il s’appelle ?
– Ramón García del Mazo, un nom ridicule.
Je me mis à rire.
– Je vous invite à prendre un café à l’Efemérides. Nous n’aurons pas la déposition d’Emilio avant quatre heures. Qu’en pensez-vous ?
Du mal, mais il accepta. Bon sang, pourquoi était-il si soumis à l’autorité ? Une prise de conscience trop tardive de son identité ?
À l’Efemérides, il y avait un moment de calme ; Pepe et Hamed mangeaient côte à côte, aussi allâmes-nous les rejoindre à leur table en attendant le café. Ils engloutissaient un plat exotique, de l’agneau avec des feuilles de menthe, auquel l’inspecteur adjoint ne put résister.
– Juste un peu pour goûter, on vient de dîner.
J’observai avec admiration sa capacité à se recycler en matière gastronomique, à quel point il se délectait de la nourriture. Quelle chance ! Il avait toujours une dernière bouée de sauvetage à laquelle s’accrocher.
– Comment avance l’affaire ? demanda Hamed.
– Eh bien, vous devez savoir ce qu’en dit la télévision.
– Oui, on t’a vue l’autre jour, l’image ne te flattait pas.
– C’est vrai, je ne savais pas qu’on me suivait avec une caméra. Depuis, je choisis bien ce que je vais mettre avant de sortir de chez moi.
– Ils ne te suivaient pas, dit Pepe sur un ton très sérieux.
– Comment le sais-tu ?
– C’est Ana qui me l’a dit. Cette fille, la fiancée de Juan Jardiel, l’a appelée en lui disant qu’elle allait te faire un petit numéro, elle lui a demandé de se rendre là-bas et de la filmer.
– Elle le lui a demandé ?
– Oui, elle tenait à montrer que son fiancé n’était pas coupable.
– Elle se trompait peut-être, après tout.
– Et alors, pourquoi a-t-on violé une autre fille après, avec la marque, exactement de la même façon ? Ça ne pouvait plus être Jardiel.
– Je ne sais pas, Pepe, et même si c’était le cas, je suppose que tu te rends compte que je ne pourrais pas en parler, particulièrement en sachant qu’Ana Lozano est toujours une habituée du bar. Elle nous épie toujours dans l’ombre ?
Pepe leva ses jolis yeux couleur châtaigne et les fixa sur moi.
– Tu ne crois pas que tu es en train de développer un syndrome de la persécution ? Ana Lozano vient ici, mais cela ne signifie pas qu’elle te suive, tu n’es peut-être pas si importante.
Pepe qui m’agressait ? C’était nouveau pour moi, inédit, une exception, il fallait presque fêter ça.
– Tu as peut-être raison, j’ai le syndrome du renard à la chasse.
Hamed se leva.
– Je vais préparer des thés parfumés.
– Cette fille semble attacher beaucoup d’importance à ce que tout le monde sache que Jardiel n’était pas un violeur, presque davantage qu’au fait de le voir mort comme un chien.
– Au moins, comme ça, son honneur est sauf, dit Hamed de la cuisine.
– Qu’est-ce que tu dis ? lui demandai-je.
Il arriva avec une théière en cuivre qui fumait.
– La seule chose qu’il reste d’un mort, c’est l’honneur.
– Mentalité orientale, dit l’inspecteur adjoint en versant du thé dans une tasse.
– Peut-être, ajoutai-je.
Nous nous concentrâmes sur la boisson. De petits pignons montaient et descendaient dans le liquide.
– Délicieux thé au goût arabe, apprécia Garzón.
– Il se peut que l’Orient et l’Occident ne soient pas si éloignés, commentai-je, songeuse.
– Tu philosophes ? demanda Pepe, ironique.
– Qu’est-ce qui te fait penser ça ?
– Ta tendance naturelle à philosopher sans grande raison.
J’étais admirative, un nouveau direct du droit, que s’était-il passé ? Garzón me regarda de côté, sourit.
– Inspectrice, vous ne trouvez pas qu’il est tard ?
Dans la voiture, je n’arrêtais pas de penser à ce qui s’était passé. Mon collègue le remarqua tout de suite :
– Quelque chose vous tracasse ?
– Vous avez vu comme Pepe était agressif avec moi ?
Il agita la tête, flegmatique :
– C’est peut-être sain.
– Sain, pourquoi ?
– Vous, il y a longtemps que vous avez réglé votre histoire avec lui, maintenant c’est peut-être son tour.
J’allumai une cigarette.
– Écoutez, Garzón, si vous voulez insinuer qu’il sort avec Ana Lozano, ça me semble évident, mais cette relation ne l’aidera pas à régler quoi que ce soit.
– Vous en êtes sûre ?
– Cette journaliste a mon âge !
– Tout le monde n’est pas comme vous, il y en a qui reproduisent le même schéma.
– De toute façon, ce n’est pas une raison pour réagir de la sorte.
– C’est une première phase d’hostilité, ça lui passera.
Je l’observai tandis qu’il conduisait. On aurait dit un coffre-fort, mais le brillant de l’or sortait par les commissures de ses lèvres.
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