Un bruit métallique nous parvint de quelque part, peut-être un instrument qui avait été heurté. C’était tragique. Les viscères, le sang, et pourtant je ne pouvais pas me permettre le luxe de penser à cette jeune fille, ou à la mort. Mon esprit continuait à réfléchir sur l’ordre rationnel des pièces du puzzle, comme dans un jeu intellectuel. Comment ? Et qui ? Et si Jardiel n’était pas le violeur, pourquoi ce témoignage au sujet de sa dent noire ? Et pourquoi s’était-il enfui ? Je regardai Garzón, il s’était endormi. Je ne me rappelais pas la dernière nuit où j’avais bien dormi, sans rêves, sans sursauts, sans avoir la sensation que ces appels téléphoniques alarmants au milieu du silence allaient se produire d’un instant à l’autre. La tête de l’inspecteur plongeait en avant de temps en temps. Il avait la bouche entrouverte, et l’air produisait un sifflement en passant entre ses dents. Je ne l’avais jamais vu aussi fatigué, abandonné à son corps lourd et laid. Combien de temps lui restait-il à tirer avant la retraite ? Il finirait peut-être ses jours dans un asile, racontant à d’autres vieux qu’il avait passé sa vie à participer à des missions à haut risque qui exigeaient la plus grande discrétion. Et moi ? Il était possible que le même destin m’attende, en fin de compte j’étais aussi seule que lui. Bon, si c’était comme ça, il serait plus facile de commencer à l’affronter avec humilité. J’étirai les jambes, appuyai la tête contre le mur et me mis à somnoler enveloppée dans mon manteau.
Le médecin légiste nous trouva plongés dans une torpeur impudique. Quand je repris enfin conscience, le pauvre se raclait la gorge de façon inquiétante pour elle.
– Je comprends qu’il n’y ait pas grand-chose à faire ici, dit-il avec diplomatie, nous permettant de nous en tirer dignement.
– C’est calme, répondis-je en donnant immédiatement un coup de coude à l’inspecteur adjoint.
– Si vous voulez, je vais faire taper mon rapport d’autopsie. Ça ne sera pas très long.
– Vous avez trouvé quelque chose ?
Il balaya les cheveux qui lui tombaient sur le front. L’odeur du désinfectant se mêla à sa lotion après-rasage.
– Eh bien, c’est curieux… elle a été violée par pénétration d’un objet aux contours lisses. Il n’y a pas de déchirures, ni de traces de brutalité, juste l’introduction nette de cet objet. Je crois pouvoir affirmer qu’il a été introduit dans le vagin après la mort. Les tissus étaient complètement relâchés, ce qui veut dire qu’il n’y a pratiquement pas eu de contact.
– Bon, ça c’est un élément nouveau ! Et la marque, docteur, était-ce la même que la précédente ?
– Je suis convaincu que oui, exactement la même, et aussi la même que sur les photographies qu’on m’a remises au commissariat. Bref, si elle n’a pas été faite avec le même objet, ce qui est impossible à vérifier, le nouveau était la copie de celui qu’a toujours utilisé le violeur.
– Intéressant. Il n’y avait pas de signes de lutte ?
– Cela me surprend, mais non, il n’y en avait pas.
– Pourquoi cela vous surprend-il ?
– Parfois, la mort d’une jeune fille agressée dans l’intention de la violer est la conséquence de l’échec de la tentative. Si le violeur est impuissant, ou qu’il ne parvient pas à accomplir l’acte jusqu’au bout, il est courant qu’il fasse retomber sa frustration sur la victime, en venant même à la tuer. Nous parlons d’individus très déséquilibrés, bien sûr, comme celui que vous recherchez.
– S’il s’agit du même homme, il a prouvé les autres fois qu’il n’était pas impuissant.
– Mais il aurait pu se sentir coupable, avoir peur.
– Vous croyez qu’un homme qui a peur se risquerait à violer une de ses dernières victimes ? J’ai du mal à le croire.
– Quand il s’agit d’individus très perturbés, c’est possible, inspectrice.
– Oui, je suppose que vous avez raison.
Il s’éloigna d’un pas athlétique dans le couloir. Garzón se frottait les yeux avec insistance.
– Maintenant, c’est le moment d’aller prendre un café, dis-je.
Nous trempâmes des churros1 dans nos tasses, le murmure agréable des conversations se répandait, contrastait avec ce lieu de mort dont nous venions de sortir. Cependant, je ne pouvais pas m’arrêter de réfléchir. Morte, puis violée avec un objet. Pourquoi ? Avait-elle vu son visage cette fois-ci et avait-il dû la supprimer ? Mais même ainsi, pourquoi l’avait-il violée de cette façon ? Je ne trouvai aucune explication convaincante.
– Que comptez-vous faire ? demanda Garzón quand il parvint à ne plus avoir de churros dans la bouche.
– Je ne sais pas, je vous jure que je ne sais pas. Cette histoire d’objet…
– Je veux parler de l’inspecteur de Gérone.
– Que voulez-vous que je fasse ?
– Vous allez tolérer ça ?
– Je ne vois pas ce que vous voulez dire, Garzón.
– Je croyais que vous alliez protester et demander pourquoi on nous imposait ça. La vérité, c’est que maintenant qu’on a fait tout le sale boulot, ce type arrive et… paf ! Il se plante là pour voir ce qu’il va pêcher. Et puis, il a le même grade que vous, alors il va essayer de tout diriger et de vous couper l’herbe sous le pied.
– Disons que ça n’est pas très important.
Il resta là à me regarder sans rien comprendre.
– Mais… vous êtes une femme !
Je me mis à rire.
– Ça, je le savais.
– Et vous n’allez rien faire, écrire une lettre, prouver que vous pouvez très bien vous débrouiller toute seule ?
– Non, je ne vais rien faire.
Il but son café d’un air absorbé. Cela m’amusait, Garzón qui comptait sur mes revendications habituelles pour résoudre son problème de compétition. Mais non, ça n’avait pas d’importance, en fin de compte, je n’étais pas très brillante comme policier, même si j’étais une femme.
1. Beignets longs et torsadés que l’on trempe dans le café ou un chocolat épais. ( N.d.T. )
12
Garzón me déposa devant le commissariat. J’ouvris la portière et descendis. Il partait libérer son « fantôme », il ne pouvait pas le retenir plus longtemps, même pour possession illégale de matériel pornographique. Je fis quelques pas sur le trottoir, et ce fut alors que cette masse humaine se précipita sur moi. Je ne pouvais pas voir son visage tandis qu’elle me secouait par le revers de ma veste, mais, à sa voix aiguë et à ses cheveux qui s’agitaient en l’air, je me rendis compte qu’il s’agissait d’une femme. « Ce n’était pas lui ! Ce n’était pas lui ! », hurlait-elle. J’essayai de la repousser en arrière pour savoir de qui il s’agissait. J’y parvins à grand-peine : « Ce n’était pas lui ! Ce n’était pas lui ! » Luisa, la fiancée de Jardiel, s’agitait sans cesser de me secouer violemment. Les deux policiers en faction devant la porte du commissariat se dirigèrent vers nous, mais il y avait quelqu’un d’autre sur la scène, une caméra filmait à distance prudente. « Vous l’avez accusé, mais il n’aurait jamais violé quelqu’un, maintenant on sait que ce n’était pas lui ! » Les policiers l’écartèrent, mais elle continuait à vociférer : « Meurtrière ! » Vous l’avez tué, il n’était pas coupable ! » Un petit groupe de curieux s’était rassemblé autour de nous. Quelqu’un me prit par le bras, c’était Garzón.
– Allons à l’intérieur, inspectrice, par ici.
Je me laissai conduire, trop déconcertée pour faire quelque chose de cohérent par moi-même. L’un des policiers s’approcha :
– On arrête la fille, inspectrice ?
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