– Non, laissez-la partir.
À l’intérieur du commissariat, Garzón alla me chercher un café au distributeur de boissons.
– J’ai tout vu depuis la voiture, elle vous attendait, mais elle ne m’a pas laissé le temps d’arriver. Vous vous sentez bien ?
– Oui, ne vous inquiétez pas, ça va. Et la caméra, d’où sortait-elle ?
– Je vous jure que je ne sais pas, je n’ai fait attention qu’à la fille, j’ai dégagé la voiture, et, quand je me suis approché, ils étaient déjà là. Je ne parviens pas à m’expliquer d’où ils sont sortis en aussi peu de temps ; la chose avait sans doute été préparée, et ils vous attendaient eux aussi. C’étaient deux journalistes.
– De toute façon, comme ils nous suivent en permanence, il peut s’agir d’une coïncidence.
– Vous vous sentez bien, vous en êtes sure ?
– Mais oui, faites ce que vous avez à faire, allez-y.
– Ne sortez pas du commissariat avant mon retour, il vaut mieux qu’on soit ensemble si ce genre de numéro doit se reproduire.
– J’en doute.
Il s’en fut un peu rassuré. Il me fallut sourire tout le temps et démontrer que cela ne m’avait pas affectée le moins du monde, ce qui n’était bien entendu pas le cas. Je sentais que le rythme de mon cœur s’accélérait et que j’avais le visage en feu, mes mains tremblaient. Mais je dus continuer à faire semblant parce que l’un des policiers prit le relais de Garzón.
– Vous voulez un peu d’eau, inspectrice ? Quelle hystérique, hein ?
– Enfin, tout le monde le reconnaît, maintenant. Des nouvelles à me transmettre ?
– Le commissaire m’a donné ce mot pour vous.
Je le posai sur la table afin d’éviter que le papier tremble au rythme de mon pouls. « L’inspecteur de Gérone arrive demain. Je lui ai remis le dossier de l’affaire pour qu’il ait le maximum d’informations lorsqu’il prendra son poste. »
Le policier était toujours là.
– Autre chose ?
– Oui, inspectrice, une jeune fille veut vous parler. Elle ne m’a pas semblé suspecte, mais si vous voulez, je reste devant la porte quand elle arrivera.
– Non, grand Dieu, ce ne sera pas nécessaire ! Attendez cinq minutes et faites-la entrer.
Je me raclai la gorge et, les mains en creux devant mon visage, pris une profonde inspiration pour apaiser les battements de mon cœur. Bon, j’allais essayer de réfléchir un instant. Masderius en liberté sous caution. Le juge ne l’avait pas cru, le nouveau viol n’avait pas joué en sa faveur. Naturellement, il s’agissait de deux choses différentes ; même si Jardiel n’était pas coupable, celui qui l’avait descendu l’ignorait, il l’avait tué en pensant se débarrasser du véritable violeur. C’était pour cela que Luisa venait de me secouer comme un prunier devant la porte, même si elle aurait pu le faire lorsqu’on avait retrouvé son fiancé assassiné… mais alors elle était, elle aussi, convaincue de sa culpabilité. C’est terrible, mais, même mort, le jugement d’autrui fait de vous un coupable ou un innocent ; même une fois hors de ce monde, ses valeurs vous poursuivent jusqu’en enfer.
On frappa à la porte du bureau. J’étais parvenue à me calmer. Je répondis d’une voix ferme :
– Entrez !
Une fille très jeune se trouvait devant moi, une fille inconnue qui, pour l’instant, ne semblait pas avoir l’intention de m’agresser.
– Comment allez-vous ? dit-elle.
– Bien, qui êtes-vous ?
– Vous ne vous souvenez pas de moi ?
Je haussai les sourcils, l’observai attentivement.
– Je regrette, non.
– Je suis Esther Sánchez, vous m’avez vue l’autre nuit, quand vous avez emmené mon fiancé.
L’image de la fille mince en T-shirt me revint alors nettement.
– Oui, bien sûr, je vois qui vous êtes.
– Il est en prison depuis plusieurs jours et il n’a rien fait, je peux le prouver.
J’aurais pu lui dire qu’à l’instant même Garzón était en train de libérer son fiancé non loin d’ici, mais quelque chose me retint, je voulais entendre ce qu’elle avait à me dire, savoir d’où lui venait son ton assuré.
– Asseyez-vous.
Assise, elle semblait encore plus enfantine.
– Personne n’est venu le voir, ni demander qu’on le relâche. Son père ne s’est absolument pas intéressé à lui, il n’a pas ouvert la bouche. C’est un salaud. Emilio, mon fiancé, ne veut pas que je parle, il est capable de supporter tout ce qui peut lui arriver, peut-être d’être accusé d’assassinat, mais pas moi. Au début, je me suis tue, mais maintenant il est en prison depuis longtemps, ça suffit.
Elle serrait ses poings inoffensifs sur mon bureau.
– Qu’avez-vous à me dire ?
– Emilio est le demi-frère de Juan Jardiel.
Ma respiration, que j’étais parvenue à calmer, s’accéléra à nouveau.
– Comment ?
– C’est la vérité. Ils ont le même père. Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais le père de Juan est parti avec une autre femme et a laissé tomber la sienne, la mère de Juan. Quelques années plus tard, ils ont eu un fils, qui est Emilio. Vous me suivez ?
– Je crois que oui.
– Juan voyait son père en douce, sans que sa mère soit au courant. Il l’aimait beaucoup, il avait une grande confiance en lui. Il voyait aussi Emilio. Mais leur père est un salaud, il ne s’est jamais soucié d’aucun des deux. Il a presque jeté dehors Emilio, qui a dû gagner sa vie avec les posters porno ; ce n’est pas pour dire, mais depuis qu’il m’a rencontrée, à nous deux, on se débrouille.
– Et la mère d’Emilio ?
– Elle est morte.
– Pourquoi Emilio ne porte-t-il pas le même nom que Juan ?
– Il n’en avait pas le droit, son père ne l’a même pas reconnu, il porte le nom de sa mère.
– Je vois.
J’avais l’esprit en ébullition, je repérais les éléments, les comparais, tentais de les stocker comme un ordinateur discipliné.
– Allez voir son père, il sait tout sur Juan, il vous racontera sûrement des choses intéressantes. Moi, je suis fatiguée de le couvrir. Emilio n’a jamais rien eu à voir avec son frère, il ne le trouvait même pas très sympathique. Il disait que ce n’était pas juste que son père le préfère, qu’il porte son nom, qu’il passe son temps libre à bavarder avec lui.
– Où puis-je le trouver ?
– Il a un bar, le Diamond Pub, c’est…
– Oui, je sais.
Quand je lui dis de rentrer chez elle parce que j’allais personnellement m’occuper de faire libérer Emilio, elle ne me croyait pas. Elle avait été trop échaudée pour penser que quelque chose dans sa vie pût être facile. Et elle avait raison, car, même si elle ne m’avait rien dit du tout, son fiancé aurait été libéré de la même façon. C’était juste une question de temps. Maintenant, à la suite de ça, elle allait devoir supporter ses récriminations pour avoir révélé l’existence du père secret. Il y a vraiment des gens qui n’ont jamais de chance.
Je demandai à deux policiers de m’accompagner et partis pour le Diamond Pub. Perdre une minute dans ces circonstances pouvait m’être fatal, j’avais besoin de savoir. Je me rappelais parfaitement le type anguleux qui nous avait mis sur la mauvaise piste, son visage impénétrable, sa cordialité apparente. Je n’avais pas de reproches à m’adresser, cela aurait été faire preuve d’extralucidité que de reconnaître dans cet homme la photographie conservée par la mère de Juan ; ils n’avaient absolument rien à voir, à part la taille, et peut-être la fermeté du regard.
Il était derrière le comptoir, et il me suffit d’un regard pour savoir qu’il m’avait reconnue.
– Comment ça va, Jardiel ?
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