Sa panse gélatineuse s’agitait comme un boudin d’York. J’éprouvai un énorme élan de sympathie envers lui, puis soudain je me sentis glacée. Cet homme était-il mon frère, mon ami, mon complice ? N’y avait-il pas eu dans sa vie professionnelle un côté obscur, vicié, sinistre ? Des nuits d’interrogatoires brutaux au commissariat, la répression, les coups aux prévenus, les humiliations, l’abus de pouvoir. Ou avait-il été une âme bienveillante qui lévitait dans les couloirs sans frôler la pourriture ? Je devais effacer cette image si je prétendais poursuivre cette enquête.
– On va prendre un verre ? l’arrêtai-je.
Nous allâmes à l’Efemérides où Hamed nous offrit deux cocktails baptisés « docile oasis ». C’était le jour de fermeture hebdomadaire, mais nous avions une dérogation. De toute façon, l’ambiance palmiers aux larges frondaisons ne dura pas longtemps parce que Pepe s’entêta à allumer la télévision.
– C’est l’émission d’Ana Lozano.
– Éteins, je t’en prie !
– Mais vous êtes l’attraction principale ! Il y a des semaines qu’ils ne s’occupent plus que de vous.
Je me mis à rire ; quelle importance, après tout ! Malheureusement, mon rire s’éteignit aussi vite qu’un feu dans une poêle. Salomé fut la première image qui nous parvint. Il s’agissait d’une interview en solo, à grand renfort de moyens. C’était naturel, pourquoi ne pas gagner un peu d’argent, comme les autres ? Elle répondait en ayant l’air d’avaler des couleuvres, mais elle répondait. De temps en temps, elle offrait des morceaux de dignité à Ana Lozano.
– Tout cela a été très dur pour toi ?
Elle observa ses mains vides et tranquilles.
– J’ai souvent regretté d’avoir porté plainte.
C’était la pire chose qu’elle pouvait dire, le dernier des liens qui attachaient à mon cou une croix nommée dépression. Je me sentais comme un malheureux naufragé de Delacroix levant les bras au ciel. C’en était trop pour moi, je ne pouvais pas attendre la fin.
– Éteins ça, Pepe.
Garzón m’adressa un regard plein de rancœur.
– Vous vous rendez compte, Petra ? Elle n’a même pas dit que vous aviez payé sa caution.
– Elle regrette d’avoir mis l’affaire dans les mains de la police. Si c’est vraiment ce qu’elle pense, pourquoi m’en serait-elle reconnaissante ?
Je sortis du bar en marchant lentement. C’était une soirée ensoleillée et calme. Quand pourrais-je retourner me promener, me mêler aux gens sans hâte, permettre à mon esprit d’errer sur des images inoffensives, cesser de ressasser ces éléments obsessionnels ? Je m’arrêtai en craignant d’aller trop loin, j’étais rue Muntaner. Mes pas m’avaient menée là de façon presque inconsciente. Je levai la tête, la lumière était encore allumée dans le bureau de Masderius. Dans l’ascenseur, quand je pressai le bouton du cinquième étage, je ne souhaitais qu’une chose : que sa secrétaire soit partie. Il était suffisamment tard pour cela. Peut-être pour la première fois depuis ma naissance, Dieu était de mon côté, et ce fut Masderius lui-même qui vint ouvrir. Il fut stupéfait, paralysé par l’horreur de me voir, mais ne me ferma pas la porte au nez.
– Vous savez parfaitement que je ne parlerai qu’en présence de mon avocat.
– C’est une erreur.
Nous étions face à face, je restais silencieuse. Il était fatigué.
– Monsieur Masderius, je suis convaincue que ce n’est pas vous qui avez tué ce garçon. Laissez-moi entrer, je ne resterai pas longtemps.
Contrairement à toute prévision, il me laissa entrer. Il repartit dans son bureau où je le suivis. Il s’assit, m’indiqua d’un geste de la main d’en faire autant.
– Réfléchissez bien. Si vous persistez à nier avoir engagé ce détective, les preuves vont s’accumuler contre vous et se transformeront en soupçons. Ensuite, il sera difficile d’apporter des rectifications sans tomber dans les contradictions. Ce sera de plus en plus compliqué, croyez-moi.
Il baissa la tête, ôta ses lunettes cerclées d’or et commença à se masser les paupières d’un geste las. Puis il maintint la pression avec ses doigts et commença à parler.
– Oui, je l’ai engagé. Il prétendait qu’il retrouverait Jardiel avant la police, mais il n’y est pas parvenu.
– Comment cette idée a-t-elle pu vous venir à l’esprit ?
– Je voulais le tabasser, le castrer, même, je ne sais pas… puis l’abandonner sans connaissance devant un commissariat.
– Mais vous êtes un homme civilisé, Masderius, je n’arrive pas à comprendre…
Il releva brutalement la tête.
– Qu’en savez vous ? Depuis que ma fille a été violée, je n’arrive pas à dormir, à travailler, à manger, c’est une obsession. Je croyais qu’une fois que Cristina serait loin je me sentirais mieux, mais ça n’a pas marché. C’est inutile, ma vie n’est plus la même et ne le sera plus jamais. Vous croyez que la mort de ce pauvre diable m’a consolé ? Je vous jure que non, je me réveille toujours en pleine nuit et je sais que c’est arrivé, que c’est réellement arrivé.
– Mais la vie…
Il se passa frénétiquement la main dans les cheveux.
– Ne me parlez pas de la vie, je vous en prie.
Nous restâmes silencieux. Je n’avais jamais vu personne d’aussi profondément abattu, d’aussi épuisé.
– Il est possible qu’une fois que j’aurais eu retrouvé ce type je n’aie pas pu le toucher. Mais au moins, en payant un détective, je faisais quelque chose, vous comprenez ? Je ne restais pas les bras ballants, à me désespérer.
Un homme d’action. Et maintenant, si un psychiatre ne le prenait pas rapidement en charge, il n’allait pas tarder à se briser.
– Monsieur Masderius, si un jour vous êtes convoqué par le juge, dites-lui exactement ce que vous venez de me dire, je vous en conjure.
– Je ne l’ai pas tué.
– Je vous crois.
Je me levai, et il fit timidement le geste de m’accompagner.
– Laissez, je me débrouillerai.
Il resta enfoui dans son fauteuil en cuir de couleur cerise. En arrivant à la porte, je l’entendis dire :
– Maintenant personne ne pourra prouver formellement que c’était lui le violeur, et il ne paiera pas publiquement pour son crime.
Je ne répondis pas, il avait peut-être raison. De toute façon, il était ridicule de promettre de faire son devoir à un homme éperdu.
Une fois chez moi, j’eus le plus grand mal à trouver quelque chose de comestible. Quand tout serait fini, je ferais les courses en grand, des courses monstrueuses capables de me garder en vie pendant toute une ère glaciaire : légumes frais, céréales, fromages provenant de vingt pays, un pied de cochon de lait, des douzaines d’œufs de perdrix et du pain, des tonnes de pain : pain de seigle, pain blanc, pain anglais… Comme les soutes d’un navire au début de la traversée. Mais, pour l’instant, je me contenterais d’un paquet de gâteaux et d’une tasse de thé. Il faisait nuit noire, je sortis dans le jardin. J’allumai la lumière pour arroser les cadavres des géraniums et, soudain, les observai avec attention. Je dus me mettre à genoux pour être sûre qu’il ne s’agissait pas d’une erreur d’appréciation, mais non ; là, sur l’une des tiges hirsutes, on voyait de petites masses vertes, des bourgeons qui luttaient pour éclore. Je rentrai en courant et appelai Garzón.
– Que se passe-t-il, Petra ?
– Ce sont les géraniums, inspecteur adjoint, ils ne sont pas morts, ils commencent à reverdir, vous les avez ressuscités.
– Bon sang, quelle peur vous m’avez faite, je croyais qu’il était arrivé un nouveau malheur !
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