La caution de Salomé fut fixée à un demi-million de pesetas, que la famille ne voulait pas payer. Je fis une estimation plus ou moins rigoureuse, réfléchis et versai la somme, amorçant une dichotomie inquiétante entre mon moi intime et mon moi professionnel. Garzón devint fou quand je lui en fis part. Il trouva que c’était un acte disproportionné, un élan de sensiblerie. Il m’avertit que je ne tarderais pas à le regretter.
– Vous comptez vous impliquer de la sorte dans toutes les enquêtes que vous mènerez ?
– Dès que nous serons sortis de cet imbroglio, je pense ne plus accepter aucune affaire.
– Vous avez fait ça parce qu’il s’agit d’une fille, n’est-ce pas ? Solidarité féminine et tout le reste.
– Je l’ai fait parce que, dans le fond, je ne crois pas qu’elle soit coupable même si je me vois dans l’obligation de la désigner comme suspecte.
– D’accord, mais de là à payer sa caution…
– Il n’est pas juste qu’on continue à l’emmerder après tout ce qu’elle a subi. Et puis, n’étions-nous pas tombés d’accord sur le fait que, pour vous, la femme est une fleur ?
– Chaque fleur a son jardinier.
– Garzón, il y a des fleurs qui poussent dans les fossés sans engrais ni soins. Personne ne les arrose, personne ne fait attention à elles. Elles ne reçoivent que la bénédiction de la pluie, du soleil…
Il se tut. Il sortit ses cigarettes, absorbé.
– Ça, c’était très joli. Je vous le dis sérieusement, vraiment, je continue à penser que vous parlez bien.
– Je suis avocate, vous vous souvenez ?
– Mais payer sa caution…
Ce soir-là, Garzón et moi dînâmes ensemble dans un bar. Il était mélancolique. Il finit par m’avouer que c’était son anniversaire. J’essayai de le féliciter chaleureusement, mais je ne parvins pas à le tirer d’un évident marasme intérieur. Il n’avait pas l’air d’avoir envie de bavarder, engloutissait un plat de tortellini avec la concentration d’Einstein échafaudant ses théories. Je respectai son silence en me concentrant moi aussi sur mes pâtes, le laissai tranquille jusqu’à ce que mon esprit régurgite l’affaire dans toute sa charge obsessionnelle.
– Inspecteur adjoint, il faut redistribuer les pièces du jeu. Je vous propose une autre session de réflexion avec l’ardoise. Je suis convaincue qu’il y a quelque chose que nous ne voyons pas, qui nous échappe alors que nous l’avons sous le nez, comme en transparence.
À ma grande surprise, Garzón répondit :
– Vous savez ce que ma femme m’offrait à chaque anniversaire ?
Son regard d’hippopotame enrhumé était fixé sur moi.
– Du linge de corps, dit-il, comme si c’était la chose la plus tragique qu’un homme pouvait supporter. Des chaussettes, des caleçons, des tricots de peau… le strict nécessaire pour passer l’année convenablement vêtu par en dessous. Vous vous rendez compte ? Jamais d’eau de Cologne, de surprise… rien, des chaussettes dont la couleur oscillait toujours entre le noir et le marron. Un anniversaire après l’autre, toujours pareil.
La nourriture se bloqua dans mon gosier. Je compris que mon collègue allait faire une crise émotionnelle.
– Un homme sensible comme moi. Quand vous parliez des fleurs dans le fossé, je pensais à moi.
J’avais du mal à imaginer un homme aussi grassouillet autrement que dans la catégorie de l’œillet double. Pourtant, son sentiment de solitude n’avait rien de comique.
– Je constate que la vie m’a échappé des mains de la façon la plus stupide. Et je le vois plus nettement depuis que je vous connais.
Je sentis que les pâtes allaient me rester sur l’estomac.
– Mais Fermín, je…
– Vous avez bougé, Petra, vous avez couru derrière le véritable amour, vous vous êtes mariée deux fois, vous avez divorcé, changé de métier, vous avez étudié, réfléchi sur vos conflits et vos problèmes… Vous êtes peut-être allée voir un psychiatre.
Cette réflexion me prit au dépourvu.
– Un psychiatre ?… Ma foi non, mais vous trouvez que je devrais ?
– Bien sûr ! Si j’avais eu un psychiatre pour m’écouter, maintenant ma vie figurerait quelque part : dans ses archives, sur une fiche, dans l’esprit du type, bref, elle ne se serait pas évaporée comme une flaque d’eau !
– Le psy comme témoin ? Ça, c’est une vision policière !
– Ne vous moquez pas, je suis sérieux.
– Excusez-moi, Garzón ! Mais j’ai du mal à m’habituer à votre originalité, vous avez une façon peu banale de voir les choses.
– Triste consolation.
Nous commandâmes un café. Si l’inspecteur adjoint avait su que ce que j’aimais chez lui était son caractère monolithique, son sens du devoir, son caractère entier ! Mais les murs sur lesquels je prétendais m’appuyer s’écroulaient toujours comme les murs de Jéricho. Je n’arrivais pas à lui pardonner d’avoir des angoisses existentielles, ce n’était pas son rôle ; en matière de dépression et de changements brutaux je comptais sur moi-même. Bon sang, pourquoi mon attitude devrait-elle être contagieuse ? Comme je n’avais pas envie de passer la nuit à pleurnicher, je le réprimandai dans mon style le plus familier.
– Arrêtez de déconner, Fermín ! La vie qui compte vraiment, c’est celle qui n’a pas encore été vécue, celle qui est devant.
Anéantie par ma propre vulgarité, je continuai dans l’intention de le rendre à l’orthodoxie du détective.
– Pensez à cette affaire si compliquée qu’on a entre les mains. Sans votre expérience, on ne pourra jamais la résoudre, et cela prouve que votre passé a de la valeur, qu’il est là, qu’il a laissé un dépôt, qu’il ne s’est jamais évaporé.
Il m’adressa un regard terne. Il était fatigué. Il avait quelque chose du gladiateur condamné par l’empereur.
– Prenons un petit verre de grappa, et vous me direz ce que vous avez prévu pour demain.
– C’est pour cette nuit, mais vous n’avez pas besoin de m’accompagner, j’irai seul.
Il avait rendez-vous dans une salle de jeux avec quelques garçons qui connaissaient Juan. Nous suivions la trace du fantôme.
Le petit verre de grappa fut le seul à me procurer une certaine chaleur lorsque nous sortîmes dans la nuit entachée de pluie. Mon collègue était toujours flétri comme une salade achetée l’avant-veille. En silence, nous gagnâmes les horribles jeux indiqués par des néons. Quatre jeunes nous y attendaient. Ils avaient l’air boutonneux et grossier qui ne résulte pas de la délinquance, mais du manque d’éducation. Ils riaient et se donnaient des coups de coude. Garzón les interpella sans grand ménagement :
– Quand est-ce que Jardiel venait ?
– Quand sa maman lui permettait.
– Et c’était quand ?
– Quand il avait un moment, il s’échappait de temps en temps après le travail, mais il devait vite rentrer pointer à la maison.
– Sa mère a un fichu caractère. Un jour, on faisait une partie de baby-foot, et elle est venue ici.
– Elle lui a fait une scène ?
– Non, elle le regardait, et ça suffisait.
– Et il le prenait mal ? Il vous disait quelque chose contre sa mère ? intervins-je pour la première fois.
Ils me regardèrent comme une mouche du coche.
– Qui c’est, celle-là ? demanda le plus jeune à Garzón.
– Mon chef, l’inspectrice Delicado.
Les regards, maintenant moqueurs, se tournèrent vers moi. Je reposai ma question.
– Non, ça, c’est les affaires de chacun. On n’était pas ses amis, vous savez ? On la lui tenait pas quand il allait pisser.
Ils se mirent à rire tous les trois. Heureusement, le taux de mélancolie qu’il avait dans le sang empêcha l’inspecteur adjoint de répondre pour moi à la provocation, et je pus rester impassible.
Читать дальше