– Sortez d’ici !
Il avait perdu le contrôle, son index colérique me désignait la porte. Il me jette à la rue, pensai-je, et je me rendis compte que jusqu’alors personne ne m’avait jamais jetée de nulle part.
– Je vous assure, monsieur Masderius, que si vous avez assassiné Juan Jardiel, je veillerai personnellement à ce que vous le payiez. Vous connaîtrez peut-être un destin pire que celui des putes lors des coups de filet.
– Sortez d’ici !
Il était blanc, paralysé par la colère, les yeux errant entre l’indignation et l’incrédulité. Je me levai et sortis avec toute l’arrogance et la lenteur possibles. Ma dignité en prenait un bon coup. Tandis que je me déplaçais dans cet impressionnant immeuble de bureaux, entre les portes en verre et en bois, un désir sauvage de vengeance, de meurtre, s’empara de moi. Oui, n’importe qui pouvait faire ça, tuer, non pas poussé par un emportement passager, mais par la conviction très nette que rien ne changerait dans le monde si un animal nuisible de plus disparaissait. Masderius, le violeur… ce n’était pas une mauvaise idée de les laisser s’exterminer les uns les autres, en dehors de ce que l’on appelle de façon ridicule « le coup de la loi ».
Mon pouls tremblait encore légèrement lorsque j’arrivai à l’Efemérides. Garzón s’y trouvait. Ils étaient en train de regarder la cassette insultante qui nous mettait plus bas que terre. Je demandai une bière à Hamed et la bus à petites gorgées. Sur l’écran, la mère de Juan parlait, elle s’était fait faire une permanente.
– On croit rêver, non ? On les viole, ou on tue leurs enfants, mais elles vont toutes chez le coiffeur avant de passer à la télé.
Garzón me fit signe de me taire, il était absorbé par l’émission, il fumait.
– Quelqu’un peut éteindre ça, s’il vous plaît ?
Ils m’observèrent, étonnés. Pepe s’approcha de l’appareil et baissa le volume au minimum.
– Tu es de mauvaise humeur ? demanda-t-il.
– Tout ça, c’est de la merde.
Pepe émit un sifflement.
– Je devine que ça va mal.
Garzón s’assit à côté de moi sans lâcher une énorme chope de bière dans laquelle trempait sa moustache.
– Vous devriez écouter ce qu’elle dit. Elle vous cherche ouvertement. Elle considère qu’une femme ne devrait pas être chargée d’enquêter sur un viol.
– Ah non ? Pourquoi ?
– Parce qu’elle y met trop d’émotivité, elle se laisse influencer par les sentiments des victimes, et elle doit trouver un coupable coûte que coûte, même si ce n’est pas le bon. Elle n’est pas idiote du tout, cette dame.
– Vous êtes peut-être même d’accord avec elle.
– Je n’ai pas dit ça, juste qu’elle est douée pour le raisonnement. Qu’est-ce qui vous arrive, pourquoi êtes-vous si agressive ?
– Je viens d’avoir une altercation avec Masderius.
– Vous croyez que ça en valait la peine ? C’est un homme influent. Cette fois, on va peut-être nous retirer l’affaire.
– Ça ne fait rien, ou alors vous avez pris goût à vous rouler dans la fange ? Qu’on nous la retire, tant mieux !
– Mais je croyais que vous…
– Que j’y mettais mon sens du devoir, mon sens du ridicule, ma conscience féminine ? Eh bien non, Garzón, j’en ai ras le bol de tout ce cirque dans lequel les victimes se tiennent mal. En ce qui me concerne, le violeur peut baiser les onze mille vierges, ça m’est égal.
Hamed plissait les yeux, souffrant comme chaque fois que je parlais crûment. Pepe me regarda, jouant avec la télécommande.
– Petra, Ana Lozano est venue ici. Elle veut te donner une possibilité de te défendre et d’exposer ton point de vue à la télé. Je crois que tu devrais accepter. Je pense que tu dois le faire, que tu pourrais couper court à tous ces ragots et au discrédit.
– Tu veux me faire plaisir, Pepe, mon chéri ? Quand cette salope reviendra, dis-lui que si je la retrouve sur mon chemin, elle le regrettera.
– Petra, sois raisonnable.
– Je le suis.
Garzón ouvrit de grands yeux.
– Vous allez démissionner ?
J’avalai d’un trait la bière qui me restait.
– Démissionner ? Pas question !
Je gagnai la porte du bar en laissant derrière moi un trio stupéfait.
– Bon sang ! fit Hamed.
– Tais-toi, n’en rajoutons pas ! répondit Garzón entre ses dents.
Ils étaient manifestement tous trois d’accord sur le fait que j’étais insupportable. Cela m’amusa, c’était flatteur, cela me donnait envie de continuer.
Je préférai interroger Salomé seule à seule. Garzón continuait à vérifier si elle avait eu la possibilité de savoir où se trouvait Juan Jardiel. En la voyant, j’espérais trouver une expression particulière sur son visage, mais il était complètement fermé. Que pouvais-je lui demander, en fait ?
– Tu as appris qu’on a tué ce garçon, Juan.
– Oui.
– On se demandait si tu savais quelque chose à ce sujet.
– Non.
L’hypothèse qu’elle soit la meurtrière s’écroula en moi à cet instant. Une fille qui a été violée, qui adopte une position à mi-chemin entre le ressentiment et l’acceptation fataliste n’a pas le profil d’une coupable. Ce fut moi qui me sentis coupable. Ana Lozano avait peut-être raison, et je me laissais emporter par ma subjectivité de femme. Je devais être rigoureuse.
– Où étais-tu quand on a tué Juan Jardiel, vers huit heures ou neuf heures du soir ?
– Je ne sais pas, je faisais un tour.
– Seule ?
– Oui.
– Tu te promènes seule à ces heures ?
– Des fois, quand je sors du travail. Si je rentre tout de suite chez moi, ma mère veut que je l’aide. Comme ça, je me repose un peu.
– Et tu n’as pas d’amis pour t’accompagner ?
– Pas à ces heures. Chacun s’occupe de ses affaires.
C’était simple, compréhensible, comme une pièce de plus qui s’emboîtait dans un ensemble invraisemblable.
– Quelqu’un t’a vue pendant que tu te promenais ?
– Je ne sais pas.
– Et toi, tu as vu quelqu’un de connaissance qui pourrait t’identifier maintenant ?
– Je ne pense pas.
– Tu n’es pas passée devant un magasin que tu connais, un bar, un baby-foot, tu n’as pas dit bonjour à un ami ?
– Non.
Et, d’autre part, c’était un alibi si peu solide, si fragile, et inconsistant comme une vieille chaussure dépareillée dans un dépotoir. Elle avait la frange en désordre, le regard fatigué, portait un chemisier noir boutonné jusqu’au cou. Elle me méprisait.
– Vous allez dire que c’est moi qui l’ai tué ?
– Il a bien fallu que quelqu’un s’en charge.
– Le cadavre était-il marqué ?
– Non, pourquoi demandes-tu ça ?
– Parce que si le cadavre n’était pas marqué, ça ne peut pas être moi, je l’aurais marqué comme il me l’a fait à moi, mais au visage.
Elle remonta sa manche et me montra sa peau. Il restait la trace de la fleur, sèche, plissée sur les bords, avec une coloration de parchemin. Je me sentis frissonner. Je priai Dieu pour que ce soit Masderius qui ait descendu le coupable et non cette fille. Mes propres pensées m’horrifièrent.
– Quelqu’un t’a dit où Juan s’était caché ?
– Non.
– L’un de tes amis l’a-t-il tué pour toi ?
– Non.
– Si tu avais su où il se trouvait, y serais-tu allée ?
Elle réfléchit intensément, une expression de dégoût apparut sur sa bouche.
– Je ne sais pas.
Si elle n’éprouvait pas le besoin de se défendre avec virulence, c’était bon signe. Et puis, elle avait raison, l’agression perpétrée par une victime aurait dû être plus acharnée, plus vindicative, alors qu’on n’avait pas exercé de cruauté sur le cadavre de Juan ; on n’avait relevé que les coups de couteau qui l’avaient tué.
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