– Vous voulez quelque chose d’autre ?
Je lui dis que non. Nous nous dirigeâmes vers la sortie par le couloir étroit. Au moment où nous allions ouvrir la porte, nous entendîmes à nouveau cette voix forte et sèche :
– Je vais passer à la télévision, on m’a invitée à une émission. J’expliquerai devant tout le monde que c’est vous qui êtes responsables de la mort de mon fils, qu’il était innocent. Je dirai que je ne veux pas que ce soit vous mais d’autres policiers qui continuent l’enquête, je demanderai qu’on vous renvoie. Vous êtes prévenus.
Je me retournai.
– Madame Jardiel, on vous paie pour participer à cette émission ?
– Ça ne vous regarde pas.
– Bien sûr que non, je voulais juste savoir si vous alliez retirer un profit de la mort de votre fils.
– Sortez !
Garzón prit peur, il dut croire que je me préparais à un nouvel éclat et me poussait doucement pour me faire sortir une fois pour toutes. Une fois dans la rue, je le regardai.
– Quel personnage, vous avez vu ? Elle les tenait sous sa coupe, un véritable esclavage. Et après ça vous allez nier l’influence de la psychologie. Si ma mère avait été comme ça, j’aurais moi-même pu devenir une violeuse.
Il souffla bruyamment en sortant les clés de la voiture.
– Taisez-vous, je vous en prie, cessez de dire des sottises !
Tandis que je conduisais, je me mis à rire. Sacré Garzón ! Dur et insensible comme une pierre, mais il fuyait les disputes, les affrontements verbaux, partisan de la coexistence pacifique et de l’indifférence.
– Qu’est-ce qui vous fait rire, vous n’êtes plus de mauvaise humeur ?
– Non, mais si je me laissais conduire par mes humeurs, je pourrais commettre quelque chose de grave, comme de vous agresser, par exemple.
Il me regarda comme si j’avais été une fillette incompréhensible et gâtée.
– Vous savez ce qu’on va faire, Fermín ? Pour une fois, on va mener l’enquête comme dans les films américains…
Sur son visage, on lisait de la patience et une certaine réticence.
– … On va aller chez moi, on préparera quelque chose à manger et on mettra une ardoise au mur.
– Et après ? demanda-t-il.
– Après, on réfléchira, on réfléchira jusqu’à ce qu’on soit à moitié morts.
Je ne plaisantais pas. Nous allâmes chez moi. Je mis le chauffage. La première chose que fit Garzón fut de regarder les géraniums. Il m’épargna ses commentaires sur leur manque d’activité biologique. Ma propre maison me sembla aussi étrangère qu’un refuge antiatomique ou une plate-forme pétrolière. Je sortis deux pâtes à pizza du congélateur et allumai le four. Garzón s’approcha timidement de la table de cuisine. Je le pris à partie.
– Allez, Fermín, ne restez pas là à me regarder ! Il va falloir que vous m’aidiez un peu si vous voulez dîner, Faites comme si vous étiez dans votre cuisine.
– Vous savez bien que je n’ai pas de cuisine. Je déjeune dans les bars et je dîne à la pension. Depuis la mort de ma femme… Et puis, je n’ai jamais su cuisiner. Certains de mes collègues font de la paella, des barbecues, mais moi…
– Ouvrez ce placard et prenez ce que vous trouverez, regardez aussi dans le frigo. Vous mettrez sur votre pizza ce qui vous fait plaisir et je ferai pareil avec la mienne.
– Tout mélangé ?
– Ça sera très bien. Vous voulez un tablier pour ne pas salir votre costume, ou vous trouvez ça humiliant ?
Il me sourit. Je lui indiquai le tiroir où il pouvait en trouver un et passai dans le salon parce que le téléphone sonnait. Je revins au bout d’un instant.
– C’était Pepe, il voulait passer. Je lui ai dit qu’il était hors de question qu’il vienne maintenant.
Garzón était occupé à ouvrir une boîte d’anchois.
– Vous êtes dure.
– Pourquoi ?
– Il aimerait peut-être ne pas rompre complètement tous les liens qui existent entre vous.
– Ah non ! Il viendrait quand il serait déprimé, quand il aurait mal aux dents, quand il aurait faim. Il a une certaine tendance à se faire prendre en charge par des femmes plus âgées. Pas question ! Il faut regarder vers l’avenir, jamais vers le passé. Passez-moi le salami.
– Même si les femmes se sont libérées, elles sont toujours aussi dures qu’avant.
– Vous trouvez ? Drôle d’interprétation !
Nous continuâmes à disposer les ingrédients de nos pizzas. Celle de l’inspecteur adjoint présentait déjà un monticule volumineux. Il avait mélangé des choses invraisemblables : des anchois et du gorgonzola, de petites tranches de jambon, des câpres, du thon. Il observa son œuvre.
– Vous croyez qu’un peu de chorizo irait bien ?
– Allez-y, mettez-en !
Nous mangeâmes dans la cuisine en nous octroyant deux bonnes bières. Garzón avait l’air enchanté, affamé comme toujours.
– Je n’aurais jamais cru qu’il soit aussi facile de faire la cuisine.
– Vous devriez quitter votre pension, vous chercher un appartement. Chez vous, vous seriez plus libre.
– Tout est tellement compliqué ! La cuisine, le linge, les courses…
– Il y a des laveries, des supermarchés, des congélateurs, des plats préparés…
Il avala un fil de fromage avec docilité. C’était comme si je lui avais énuméré les travaux d’Hercule et les plaies d’Égypte en même temps. Il se jugeait incapable d’affronter les premiers et ne se résignait pas à ce que les secondes lui retombent sur la tête et brisent sa tranquillité.
Je préparai un litre de café, et nous nous mîmes au travail. Je plaçai l’ardoise sur une étagère, écrivis à titre indicatif : « Affaire Jardiel » et dessous : « Première possibilité ». Nous convînmes que, même si c’était une hypothèse à écarter, il fallait considérer que l’assassinat avait été de l’auto-défense face à une agression. L’inspecteur adjoint griffonna les inconvénients :
• Il n’y avait pas de traces de lutte.
• Il manquait la montre à pointes.
• Il était peu probable qu’une fille soit armée.
• Sans traces de lutte, il était presque impossible que le couteau ait été pris au violeur.
• Il était étrange que la fille présumée ne soit pas allée trouver la police après.
• Une fille de la constitution physique des autres victimes n’aurait pas eu la force de le poignarder aussi profondément.
Je désignai Garzón de ma craie sur un ton professoral.
– Si Juan Jardiel a été surpris sans défense, il convient de penser que son agresseur était quelqu’un de sa connaissance dont il n’était pas nécessaire de se méfier.
– Disons que même s’il ne le connaissait pas, c’était quelqu’un qui lui avait donné rendez-vous là-bas, dit Garzón.
– Bien, alors on passerait à l’hypothèse d’une vengeance. Mais je dois vous faire remarquer que la chose présente des points faibles. Par exemple : qui, homme ou femme voulant se venger, pouvait connaître la cachette d’un fugitif recherché par la police ? De quelle manière a-t-il pris contact avec lui ?
– Il pouvait s’agir de quelqu’un de son monde. Un règlement de comptes.
Un règlement de comptes ? Je n’en voyais pas le motif. Jardiel n’appartenait pas aux bas-fonds ni au milieu de la drogue. Il était ridicule de penser qu’il avait une double vie qui allait dans ce sens, rien ne nous le laissait supposer.
– Non, inspecteur adjoint, la mort de Jardiel est liée aux viols, il n’y a pas d’autre mobile.
– Dans ce cas, une liste des suspects s’impose.
Mais la liste allait être courte. Qui pouvait souhaiter la mort de Juan ? Nous désignâmes deux suspects favoris de première catégorie : Salomé et M. Masderius. Salomé avait été la victime la plus réticente, la plus énigmatique et, probablement, celle qui avait le plus souffert. Masderius, avec son attitude hostile et méprisante, méritait la place de suspect numéro un. Mais la question restait la même dans les deux cas : comment auraient-ils retrouvé le violeur ?
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