Il détourna son regard fatigué de ce souvenir et le fixa sur moi.
– Quelle horreur ! dis-je pour dire quelque chose.
– Eh bien, vous voyez. Le pire, c’est que je ne pouvais rien faire pour ces bataillons d’affamés qui venaient d’aussi loin que le Pérou. Mais ça n’avait pas d’importance, le goûter ne passait plus. Parfois, je jetais le chocolat dans le caniveau afin de ne manger que du pain lorsque l’enfant dont c’était le tour expirerait. Je crois que c’est pour ça que je suis devenu policier, pour aider les plus faibles. Et voyez comment sont les choses, j’ai passé ma vie à les emmerder et à les envoyer au trou. Parce que ce sont presque toujours les plus faibles ou les plus pauvres qui commettent des délits, non ?
– Je suppose que oui.
– Et il n’y avait pas que le goûter ou le fait d’avoir un lit douillet, qu’elle me jetait à la figure, il y avait tout le reste : les distractions, les amis. J’ai même épousé la femme qui me convenait le mieux sur le plan spirituel, et pas une qui m’aurait vraiment plu.
– Mais vous avez été très heureux avec elle.
Il se tut un instant. Il finit son cognac et en commanda un autre au serveur. Quand on le lui apporta, il but dans son verre comme s’il le mordait.
– C’est ce que j’ai toujours voulu croire pour ne pas devenir fou. Mais ma femme était comme ma mère, ou pire, parce que je ne devais pas partager le lit de ma mère. Sa manie de la propreté, sa bigoterie, sa stupidité, ses minauderies. Savoir pourquoi je lui ai été fidèle. On ne pouvait pas faire l’amour le vendredi, ni pendant le Carême ni à Noël, parce que c’était indécent de faire « ça » pendant que notre Sauveur naissait. Et après son opération des ovaires, quand elle ne pouvait plus avoir d’enfants, elle opposait cet argument : « Pourquoi, Fermín, pourquoi être ensemble puisque Dieu ne nous veut plus comme mari et femme ? » Vous n’imaginez pas ce que c’est pour un homme encore jeune et fort de se coucher bien rasé, après avoir passé un pyjama propre et s’être mis de l’eau de Cologne pour recevoir toujours la même réponse.
Il me regardait sans me voir. Je compris qu’il ne fallait rien lui dire, juste le laisser parler.
– Ensuite, j’arrivais au commissariat et je me retrouvais plongé dans cette ambiance de misère morale. Les collègues qui plaisantaient avec les putes qu’on arrêtait parfois. Les dîners pour fêter un départ à la retraite, tout le monde soûl à table, hilare, des blagues lourdes avec un saucisson. Voilà ma vie, Petra, pas grand-chose. Alors maintenant où ce serait le moment de me sentir bien avec mes souvenirs, le seul fait d’y penser me démolit.
– Vous avez votre fils.
– Mon fils ? Quand je suis allé le voir à New York, il ne savait pas quoi faire de moi. Il me présentait à des gens qui ne parlaient qu’anglais. Au bout de quinze jours, je voyais qu’il avait une envie folle que je m’en aille et que je libère le divan de son petit appartement. Il n’avait que des amis étranges, avec qui je n’aurais même pas pu rester cinq minutes. Maintenant, il ne m’écrit presque jamais. Il est peut-être aussi traumatisé par l’éducation que lui a donnée sa mère, comme moi, comme vous dites que c’est le cas de ce violeur que nous poursuivons.
Il était tout gonflé, pâle, les traits décomposés, avec des cernes violets. Il avait trop bu et trop parlé, toute la fatigue de la nuit, de la semaine, de la vie peut-être, remontait.
– Ne croyez pas que votre cas est unique, Fermín. Moi aussi je suis seule, tellement d’erreurs… de changements brusques, de projets soudains, de mariages ratés… Tout le monde est seul, mais c’est comme ça, il faut vivre avec. Et peu importe que l’on décide d’entrer à la Trappe ou de partir sur une île déserte, ça ne s’arrête pas, on finit par ne plus supporter le père abbé ou les croassements des foutus oiseaux qui sont sur le cocotier sous lequel on a décidé de dormir. L’important, c’est la paix intérieure, et la paix intérieure, personne ne sait comment l’obtenir.
Il était sonné comme un vieux boxeur.
– Vous parlez bien, dit-il. On voit que vous avez fait des études.
Nous étions vidés et épuisés, silencieux.
– Vous voulez qu’on s’en aille, Fermín ?
– Vous croyez que l’Efemérides sera ouvert ?
– À cette heure… je ne sais pas. Vous allez continuer à boire ? Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne chose pour vous.
– Il est très tard, vous avez raison, il faut aller se coucher.
Il chancela en se levant. Je n’étais pas en tellement meilleur état, mais j’essayai de me hisser au sommet de la vague alcoolique qui se refermait sur moi. Nous sortîmes dans la nuit gelée. La musique de jazz se tut. Il aurait été plus prudent de prendre un taxi, mais on n’en voyait aucun. Je pris le volant, et Garzón s’assit lourdement à mes côtés. Je le reconduisis à sa pension. Il regardait fixement à travers le pare-brise. Quand nous arrivâmes, il semblait ne pas reconnaître les lieux. Je lui secouai doucement le bras.
– Vous vous sentez bien, inspecteur adjoint, vous voulez qu’on marche un peu avant de rentrer chez vous ?
Il sortit de sa léthargie sans sommeil.
– Non, ça va. Merci beaucoup pour cette soirée formidable.
– Bonne nuit, Fermín.
Je le vis s’éloigner vers la porte de la pension, massif sous son costume-armure, impossible quadrature du cercle. Puis je passai la première, pas très convaincue d’arriver saine et sauve chez moi. Mais j’y arrivai. En entrant, le silence des pièces me sembla un havre de paix. Je m’étendis sur mon lit tout habillée, en gardant mon manteau, et pensai que le plus pratique serait de dormir comme ça. Une seconde après une décision aussi courageuse de ma part, le téléphone sonna.
– Enfin vous êtes là, inspectrice.
J’avais les idées si confuses, tellement de mal à comprendre, que la seule chose que je me rappelle de cet instant est d’être restée très calme, acquiesçant de la tête comme un enfant qui ne sait pas parler dans le combiné téléphonique. Quand je raccrochai, c’est drôle, la seule chose qui me préoccupait était de savoir comment prévenir Garzón sans que la patronne de la pension pousse les hauts cris. Mais il était inévitable qu’elle se fâche, et elle se fâcha.
– Il s’agit d’une affaire policière très grave, articulai-je en guise d’excuse.
– Attendez.
Deux minutes plus tard, j’entendis la voix de mon collègue.
– Inspecteur adjoint ? Petra Delicado à l’appareil. Je suis désolée de vous déranger comme ça, mais je n’ai pas pu faire autrement. On a retrouvé Juan Jardiel, mort dans une impasse. Il semble qu’il ait été assassiné.
Je m’attendais à entendre une forte exclamation, un balbutiement de surprise, un témoignage brutal d’ivresse, une malédiction, un jeu de mots, mais tout ce qui me parvint à l’oreille fut un laconique et impassible : « Bon sang ! »
1. Champagne catalan. ( N.d.T. )
10
On l’avait retrouvé vers onze heures du soir, allongé dans une ruelle proche de chez lui, la partie gauche du cou et la poitrine lardées de multiples coups de couteau. C’était le premier cadavre mort de mort violente que je voyais, c’était même mon premier cadavre tout court. Je l’observai froidement, essayant de faire en sorte que mes yeux traduisent des réactions professionnelles, mais j’aurais souhaité m’éloigner de là.
Les lieux grouillaient de policiers. Le commissaire était là aussi.
– Sale affaire, n’est-ce pas, Petra ?
– Comment est-ce arrivé ?
– On l’a attaqué par-devant, et il n’y a pas de traces de lutte.
Читать дальше