– Il a été pris par surprise.
– C’est ce qu’il semble.
– Par-devant et par surprise. C’est curieux, non ? Il devait s’agir de quelqu’un qui le connaissait, qu’en pensez-vous ?
– Quelqu’un qui a dû lui donner rendez-vous ici. C’est un endroit idéal pour que personne ne l’ait entendu crier, s’il a crié.
– Quel lien faites-vous avec l’affaire ?
– Je ne sais pas. Il est trop tôt pour se lancer dans des conjectures. Nous allons voir les indices que nous fournit le cadavre, dresser une liste de suspects et… qui l’a identifié ?
– L’un des policiers, avec les photos que vous leur aviez remises.
– Bon travail.
– De façon générale, la police fonctionne bien. Vous croyez que c’est l’homme qui vous a agressée ?
– Oui, sans aucun doute.
Personne ne lui avait fermé les yeux. Je les regardai à nouveau et reconnus cette profondeur insondable ; ils étaient aussi inexpressifs dans la mort que de son vivant.
– Où est votre collègue, Garzón ?
– Avec le juge.
Ce fut alors que le commissaire remarqua ma tenue de soirée sous mon manteau, et il eut un sourire moqueur.
– Vous êtes très élégante, serait-ce pour recevoir les journalistes ? Là-bas, derrière le cordon, il y en a une véritable nuée. Je suppose qu’ils vous attendent.
– Monsieur, s’il vous plaît, je vous prie d’intervenir personnellement auprès du juge pour lui demander d’imposer le secret de l’instruction.
Il se mit à rire.
– Ne soyez pas naïve, Petra ! Nous essayons toujours d’imposer le secret de l’instruction, mais les juges n’en font qu’à leur tête. Nous allons devoir nous habituer à vivre au milieu des journalistes, on ne peut pas y couper.
Il s’éloigna d’un pas athlétique assez étudié.
– Tenez-moi au courant ! Et si vous voulez de l’aide, faites-le-moi savoir. Je pense pouvoir grappiller encore un peu de personnel supplémentaire.
Je m’agenouillai devant le cadavre. Maintenant, je pouvais l’examiner tranquillement. Il était pathétique, avec ses grands yeux ouverts sur le ciel sombre. Le sang coagulé sur les blessures avait l’air d’une couche informe de marc de café. Étendu de tout son long, les bras ouverts en croix. J’approchai une main tremblante et, pratiquement sans le toucher, soulevai sa lèvre supérieure. La dent noircie apparut à la vue. Je relâchai la lèvre avec répugnance, et elle resta légèrement retroussée. Un sourire épouvantable. En veillant à ne pas le toucher, je regardai son poignet. Il portait une montre, une montre d’apparence normale. Quand le cadavre aurait été officiellement enlevé, je pourrais l’étudier, y chercher des détails significatifs. De toute façon, il semblait évident qu’elle ne comportait pas le dispositif destiné à marquer les filles. Le fait qu’il ne la porte pas sur lui écartait la possibilité que quelqu’un l’ait tué pour repousser une tentative d’agression. Mais y avait-il vraiment quelque chose que l’on pouvait considérer comme susceptible d’être écarté ? Il pouvait avoir essayé de violer une fille sans intention de la marquer, cette fois-ci. Mais c’était si difficile à croire ! Un type traqué par la police, seul, déséquilibré, comment aurait-il pu commettre un nouveau délit ? À moins qu’il ne s’agisse d’une tentative destinée à égarer la police et à éloigner de lui la traque policière. Peut-être que la froideur que nous lui avions prêtée depuis le début était encore plus grande que nous ne l’imaginions, peut-être avait-il délibérément cessé de porter la montre à pointes fatidique pour violer une autre fille, peut-être cette dernière avait-elle résisté, elle portait sur elle un couteau, s’en était servie, puis avait pris peur et s’était enfuie sans prévenir la police.
– C’est trop compliqué, dit Garzón.
– Qui sait, mon ami *, qui sait, lui répondis-je sans aucune conviction.
Deux jours plus tard, nous reçûmes le rapport du médecin légiste. Il n’avait effectivement pas relevé de traces de violence précédant la mort. L’assassin, quel qu’il fût, ne l’avait pas frappé ou griffé. La victime ne s’était pas défendue. Quel qu’il fût, il s’était placé devant Juan ou lui avait parlé, et l’avait attaqué sans prévenir. Ce dernier n’avait pas riposté et, aussi incroyable que cela puisse paraître, il avait été surpris et s’était laissé assassiner. Cinq coups de couteau d’une profondeur moyenne prouvaient qu’il s’était agi d’une attaque résolue.
– Ce doit être une vengeance, affirmai-je.
– Ou bien quelqu’un qui connaissait son secret depuis un certain temps et qui, soudain, pour une raison inconnue de nous, l’a assassiné.
Nous étudiâmes longuement la montre que portait le cadavre. Elle était ordinaire, neuve, une de ces montres qu’on peut acheter n’importe où pour deux ou trois mille pesetas. Garzón en déduisit tout de suite que Juan venait de l’acheter dans l’intention d’enterrer pour toujours le souvenir des pointes.
– Comme ça, s’il se faisait prendre, il n’avait pas sur lui cette preuve qui pouvait le faire inculper.
Je réfléchis.
– Il y a quelque chose qui me gêne. D’abord, il n’est pas logique qu’un type coupable prévoie les circonstances atténuantes au cas où il se ferait prendre. Et puis, même en supposant qu’il ait jeté la montre avec les pointes dans un égout, pourquoi portait-il une montre neuve ?
– Parce qu’il l’avait achetée pour remplacer l’autre !
– Cela signifierait qu’il mettait habituellement celle avec les pointes, ce que je ne crois absolument pas. Alors, où est celle qu’il portait tous les jours ? Sa mère a dit qu’elle lui en avait offert une il y a quelques années, il est donc impossible qu’il s’agisse de celle-ci, qui est toute neuve. Donc, où se trouve cette montre, la sienne, celle de toujours ? Pourquoi ne la portait-il pas quand il a été assassiné ?
– Il ne devait pas vouloir qu’on l’identifie avec l’une de ses montres.
– C’est absurde, Garzón.
– En cas de panique, l’esprit ne fonctionne pas toujours à plein rendement. Il a dû croire qu’une montre neuve lui éviterait des ennuis.
Je fis distraitement un signe de dénégation, soupirai :
– Sa famille est-elle venue l’identifier ?
– Oui.
– Et ?
– Ça a fait un drame, vous imaginez.
– J’imagine.
– Mais pas un drame aussi tragique que je l’aurais cru. Je dois dire qu’aussi bien la mère que la fiancée de Juan étaient plus agressives que tristes.
– Agressives ?
– Même en pleurant, elles n’ont pas arrêté de dire que la responsable de la mort de Juan, c’est vous.
– Ça aussi, je l’imaginais. C’est un raisonnement facile, je l’ai désigné comme coupable sans preuves formelles, et maintenant quelqu’un l’a descendu parce que c’était le violeur. J’étais sûre qu’elles se feraient ce scénario, c’est celui qui les arrange. Et le bijoutier, il est venu identifier le cadavre ?
– Pas encore. Il a dit qu’il ne viendrait pas avant l’heure de fermeture de la boutique.
– Quel culot !
– Il a également dit qu’il était un travailleur et que la police ne pouvait pas disposer comme ça de sa personne.
– Quel vieux con !
Nous dûmes attendre pratiquement deux heures au dépôt avant que le bijoutier daigne venir. J’étais furieuse. Il arriva comme toujours en râlant comme un pou. Il portait une grande casquette pied-de-poule qu’il n’enleva même pas en signe de respect vis-à-vis du mort. Nous appelâmes l’employé qui nous ouvrit le compartiment réfrigéré. Il regarda à l’intérieur d’un air dégoûté.
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