Il était nerveux comme un enfant, fou devant cette opportunité de voir un opéra, d’entrer au Liceo, de se promener dans ce qui avait l’air d’être un sanctuaire pour lui. Je me demandai pourquoi l’image rutilante de l’opéra siégeait comme une mythologie décisive dans cet esprit si cartésien. Il me fit sortir les billets de mon sac afin de les lui montrer. Il me demanda de les lui remettre à la fin de la soirée pour les garder en souvenir.
– Ça a dû vous coûter un paquet, dit-il.
Je lui fis remarquer qu’il aurait pu se rendre au Liceo quand il l’aurait souhaité, parce que ce n’était pas cher au point de ne pas pouvoir se l’offrir à l’occasion.
– Je n’y serais jamais allé seul. Ce lieu qui ne me convient pas m’impressionne trop, j’aurais tout le temps craint d’avoir l’air ridicule, de commettre une incorrection. Je n’aurais pas été capable non plus de prendre la décision de dépenser autant d’argent pour quelque chose d’aussi peu nécessaire.
– Vous n’avez de comptes à rendre à personne.
– C’est vrai, mais quand on a passé tant d’années à accomplir son devoir, on est dans l’impossibilité de faire ce qu’on a envie de faire.
Je me mis à rire. L’inspecteur était sûr de lui et sentencieux comme un ascète musulman. Il y avait vraiment quelque chose de magique en lui, une sorte de puissance positive capable de renverser n’importe quelle certitude. Mais, cette nuit-là, il était particulièrement brillant et profond.
Quand nous pénétrâmes dans le théâtre, nous achetâmes un programme et nous nous promenâmes dans le majestueux hall d’entrée ; Garzón planait dans un septième ciel insondable d’où émergeaient des radiations et des faisceaux de lumière. Il irradiait littéralement et, si on l’avait suspendu au plafond, il aurait eu l’air d’une lampe parmi les autres. Il était plongé en lui-même, avare de chaque instant, il thésaurisait, ne faisait même pas attention aux gens autour de lui, sa transe était privée, un transport heureux. Il murmurait des phrases décousues : « … des années de luxe, d’harmonie et de salons réservés, Mariona Rebull… » J’avais du mal à croire que le motif de son ravissement fût l’éclat ancestral de la bourgeoisie catalane, mais je ne lui posai aucune question et le laissai en profiter. Pendant la représentation, il fut également touché par la grâce, mais pas plus que lorsqu’il s’était promené dans les salons, sur les perrons et au foyer *. Pendant les entractes, il ne m’adressa pas la parole et n’osa même pas fumer une cigarette. Je reconnais que l’opéra n’a jamais été pour moi une passion, mais je fus contrainte d’assister à la représentation, dans une atmosphère si exempte de distractions que je parvins à une concentration totale.
À la sortie, Garzón flottait dans l’air humide de la mer, il avait le regard légèrement voilé. Il ne disait toujours pas un mot, l’air hagard et mystique, sans ressentir le froid qui transperçait les os.
– Ça vous a plu, Fermín ?
– Ce fut inoubliable.
Les spectateurs élégants commençaient à se mêler aux gens qui se promenaient sur les Ramblas. Nous allions sans but.
– Vous n’allez pas dire un mot de la soirée ?
Il sortit de son rêve.
– Excusez-moi. J’ai été une piètre compagnie, ennuyeux, mais j’étais tellement pris par le spectacle. Je vous en suis très reconnaissant, Petra, grâce à vous…
– Ne soyez pas solennel, et dites-moi où vous avez envie de dîner.
– Où vous voudrez, l’émotion va peut-être me couper l’appétit.
– Je suis sûre que vous parviendrez à manger quelque chose.
Il y parvint et fit preuve d’un énorme appétit : avocats garnis de gambas et petites côtelettes d’agneau de lait. Je demandai une bouteille de cava1 que nous achevâmes avant le dessert. J’en commandai une autre sans que Garzón proteste. Il passait bien, faisait danser les pensées sur un coussin effervescent.
– Vous vous rendez compte, Petra ? Le bonheur doit ressembler à ça.
– Opéra et champagne ?
– Pas exactement. Je veux dire que ce doit être magnifique d’avoir hérité de ses ancêtres tellement de finesse et d’argent qu’il ne soit plus nécessaire de se demander s’il est licite de profiter des plaisirs.
– Il n’est défendu à personne d’en profiter.
– Je dois appartenir à la huitième ou à la neuvième génération d’esclaves, on m’a toujours indiqué la valeur des choses, toujours le devoir, toujours travailler pour payer le peu que je possède. Quand les choses viennent d’avant, c’est mieux.
– Peut-être auriez-vous pu modifier votre sort.
– C’est possible, mais à quoi ça m’aurait servi, de me casser la tête, puisque ma mère ne parle pas le français ? C’est sans issue. Je l’ai vu un jour dans un film, le summum de la classe, c’est quand votre mère parle français.
– Garzón, vous êtes un emmerdeur.
– Toutes proportions gardées, c’est bien possible.
Nous rîmes de bon cœur. Il remplit allègrement les verres, vida le sien d’un trait.
– Allons-nous-en, notre table est la seule qui soit encore occupée, je me sens coupable. Vous voyez bien, que je me sens coupable de tout, et aussi quand j’outrepasse mes droits en profitant de quelque chose. Que diriez-vous d’aller prendre un verre ailleurs ? Cette fois, c’est moi qui vous invite. Nous traversâmes le restaurant sous le regard étonné des serveurs. Nous ne formions manifestement pas le couple idéal. Une fois dans la rue, l’inspecteur adjoint se livra à toute une série de facéties. Nous étions gris tous les deux.
– Petra, vous imaginez que nous rencontrions le violeur maintenant ? Je me jetterais sur lui, je lui ferais une clé de judo et l’obligerais à mordre la poussière. Je lui dirais : « Arrière, salaud !… ne t’avise pas de toucher encore à cette dame ! » Alors vous sauteriez à votre tour sur moi et vous répondriez, offensée : « Garzón ! Vous n’avez pas encore compris que c’est humiliant d’essayer de sauver une femme ? »
Garzón était parti, à tous les sens du terme.
– Puis l’inspecteur chef nous féliciterait : « Très bien, les enfants, un policier doit toujours être prêt, même après avoir vu Aïda au Liceo. »
Il riait comme un bienheureux.
Nous entrâmes dans un local d’où émanait une douce musique de jazz. Garzón commanda un double cognac et se calma.
– Je n’ai jamais compris le jazz, c’est une musique d’intellectuels.
Nous laissâmes couler en silence le flux languide d’un quartette classique, une coulée de piano, un bourdonnement de basse…
– Parlez-moi de la faute, Garzón.
– De la faute ?
– Oui, de celle que vous éprouvez quand vous outrepassez vos droits.
Son sourire s’effaça, il but son cognac.
– C’est une vieille histoire, Petra.
Il se frotta les yeux rougis par la fumée de cigarette et soupira.
– Ma mère était très croyante. Elle m’a appris que je ne devais jamais éprouver trop de plaisir. « Quand tu manges un bon morceau de viande, pense qu’il y a des gens qui n’ont rien à porter à leur bouche, me disait-elle. Quand tu es bien au chaud dans ton lit, pense à ceux qui ne savent pas où dormir. » Toujours des choses dans ce style, et si je lui répondais : « Mère, je ne connais pas de nécessiteux », elle sursautait comme si on l’avait piquée et répondait : « Eh bien, il y en a ! Même si c’est très loin, au Pérou. Au moment même où un carré de chocolat fond dans ta bouche, à ce moment même, un enfant pauvre meurt de faim, à cet instant, il rend le dernier soupir, il remet son âme à Dieu. »
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