Elle ne marqua même pas une pause.
– Non, répondit-elle.
– Tu en es sûre ?
– C’est la vérité.
– D’accord, tu peux t’en aller, mais si tu entres en contact avec lui, dis-lui de se rendre, pour son bien.
Elle ne répondit pas.
Avant de rentrer chez moi, je voulus voir Garzón. Je brûlais du désir de le tenir au courant du feuilleton. Il arriva fatigué après avoir à nouveau interrogé les victimes. Il jeta son imperméable sur le portemanteau et s’écroula dans un fauteuil.
– Elles ont reconnu quelque chose de Jardiel ?
– Rien.
– Même pas l’allure, la carrure ?
– Tout ce qu’elles savent dire, c’est non. J’ai turbiné tout l’après-midi sans aucun résultat. En plus, l’une d’elles s’est mise à pleurer.
– Salomé ?
– Oui. Elle s’écartait de moi comme si j’avais été un monstre.
– Cette fille doit avoir du mal à surmonter le traumatisme.
– Et il manque bien sûr le témoignage de celle qu’on a expédiée aux États-Unis.
– Je me demande si le père avait légalement le droit de lui faire quitter le territoire.
– Ne me parlez plus de droit légal, je suis crevé.
Il laissa retomber ses épaules avec lassitude. Pour le réconforter, je lui racontai ce que Luisa m’avait dit. Je pensai que le récit de ce terrible mélodrame le passionnerait, mais il resta aussi inerte qu’un paquet abandonné à un terminal d’autobus.
– Ça ne vous semble pas important ?
– Je suppose que si.
– Vous savez ce que cela représente d’être soumis pendant une partie de son enfance et pendant toute sa jeunesse à un climat continu de dogmatisme moral ?
– J’imagine que je dois moi-même en avoir été victime.
– Ce n’est pas comparable ! Ces jeunes ont vécu dans un univers hermétique, vicié, plein de haine, de sentiments de honte, de culpabilité, de vengeance. On leur a appris à occulter la vérité et à détester ceux qui les avaient mis au monde. C’est terrible, c’est… un parfait bouillon de culture pour n’importe quelle pathologie mentale. Un violeur pourrait très facilement provenir de ce genre d’environnement.
– Ce qui tendrait à prouver une chose que j’ai toujours pensée, que les histoires de cul entraînent à leur tour des histoires de cul.
Je sursautai.
– Que dites-vous, Garzón ?
Il me jeta un regard étonné et candide.
– Vous m’aviez dit que les gros mots ne vous dérangeaient pas.
– Mais il s’agit d’une impertinence et d’une vulgarité indignes de vous.
Il devint sérieux et boudeur comme un enfant. Il grommela entre ses dents :
– Ça n’a rien de simple de savoir ce qui est pertinent et ce qui ne l’est pas.
Je me levai et pris mon sac.
– On dirait que vous avez eu un après-midi difficile. Voyons-nous demain.
J’étais davantage fâchée de l’indifférence de Garzón envers ce que j’avais découvert que par la grossièreté en soi. Il était difficile de lui faire comprendre que, comme le profil psychologique du violeur présumé concordait, l’affaire pouvait être considérée comme résolue. Mais les motifs psychologiques étaient peu concluants pour lui. Il aurait mieux compris qu’un type viole par simple vice, pour le sexe. De toute façon, cette déformation familiale qui illuminait pour moi les choses n’était qu’une histoire de cul pour l’inspecteur adjoint. Louées soient les mentalités primaires. Et tout cela quelques heures après s’être comporté en chevalier errant devant Hugo. Il n’y a rien de pire que de rester aux côtés d’un héros après son acte d’héroïsme.
J’arrivai chez moi franchement de mauvaise humeur. J’allai chercher quelque chose à manger dans le frigo. Les provisions commençaient à manquer, et je pensai que je devrais faire quelque chose pour y remédier, mais pas ce soir. Ce soir, je n’avais besoin que de dormir. Or à minuit le téléphone me réveilla. Je reconnus une voix abîmée par la vie.
– Fermín Garzón à l’appareil.
– Que se passe-t-il, on l’a arrêté ?
– Non, ce n’est pas ça, je voulais juste vous dire que je regrette sincèrement.
– Comment ?
– Vous savez bien, ce que je vous ai dit tout à l’heure… enfin, c’était idiot de ma part, et j’aurais dû me rendre compte que vous alliez mal le prendre. Mais vous savez ce qui m’arrive ? J’ai de plus en plus de mal à me rendre compte que je suis avec une femme.
– Merci, c’est très flatteur, mais je ne sais pas comment je dois le prendre.
– Prenez-le bien. Vous dormiez ?
– Oui.
– Eh bien maintenant, j’ai deux raisons de vous demander pardon.
– Oubliez ça, je vais me rendormir tout de suite.
– Bonne nuit, inspectrice, à demain.
Je me blottis contre l’oreiller et éteignis la lumière. Soudain je fus prise d’une envie de rire irrépressible. Et je me mis à rire, faisant tressauter le matelas en rythme. C’était la première fois que je riais comme ça, dans mon lit, toute seule, dans le noir complet.
La semaine suivante, la recherche de Juan Jardiel se poursuivit. Malgré le nombre d’unités en alerte à notre service, il n’y avait aucune trace du violeur présumé. Les journalistes restaient aux aguets, ils n’oubliaient pas l’affaire. Je faisais des détours avant d’arriver au commissariat et pour rentrer chez moi, en ayant toujours la sensation d’être suivie. Les feux de détresse étaient toujours allumés, et je ne pouvais pas me permettre le luxe d’envoyer paître un seul informateur. De son côté, Pepe me tenait au courant des visites de la journaliste à l’Efemérides. Sa présence ne semblait pas trop le déranger. J’en vins à soupçonner que ça l’amusait, qu’il l’encourageait à venir en feignant de savoir des choses. Je ne bougeais pas, retournant sans cesse les données que nous possédions. Je réfléchissais, comme si le fait de réfléchir en soi allait nous faire progresser dans l’enquête. Garzón ne suivait pas mon exemple, il se remuait, accompagnait certaines patrouilles dans leurs recherches, s’entretenait avec le juge. Il voyait toujours ses indics au sujet de cette mystérieuse affaire de contrebande dont il ne disait rien, même à moi, pour ne pas briser le secret professionnel. J’admirais sa capacité d’action.
Un matin, je me rendis à la banque pour y déposer mes trois millions. Ce serait la dernière somme qui me tomberait dessus de façon inattendue, de sorte que je songeai à la faire durer ; la dernière splendeur du passé projetterait son ombre bienfaitrice pendant un certain temps encore. Mais les économies commenceraient après que j’aurais tenu ma promesse à Garzón. Je me rendis au Liceo et pris des billets pour Aïda . Quand j’en informai mon collègue au téléphone, il fut ému, et nous nous fixâmes rendez-vous pour le jour suivant.
C’était une nuit glacée de février. Nous avions décidé de nous retrouver sur les Ramblas. Lorsque Garzón arriva, je dus le regarder à deux fois pour être sûre que c’était bien lui. Il portait un costume massif comme l’armure d’un chevalier médiéval, gris sombre, à fines rayures d’un blanc laiteux, une chemise jaune, une cravate bleue fixée par une épingle à perle et, à la boutonnière, un minuscule insigne de police. Il était impressionnant, comme un capo de la mafia à un mariage. Il avait les cheveux gominés avec soin, coiffés en arrière, et la moustache en brosse comme un phoque luisant sauvé par Greenpeace. J’avais revêtu mon tailleur gris des grandes occasions et mis ma petite chaîne en or, de sorte que j’avais l’air un peu terne à ses côtés, victime d’une certaine discrétion et d’un manque de couleur.
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