J’étais fatiguée. J’avais besoin d’éloigner de mon esprit toute cette affaire avant de sombrer dans le sommeil. J’allais me faire chauffer un verre de lait quand, en passant par le vestibule, je l’aperçus ; c’était une enveloppe glissée sous la porte, une lettre. L’idée ne m’effleura même pas qu’il pouvait s’agir d’une chose étrangère à l’affaire. Je la pris dans mes mains comme si cela avait été un oiseau effarouché. Je m’assis dans la cuisine pour l’ouvrir. J’étais persuadée qu’il s’agissait d’aveux, d’une piste sûre, d’une dénonciation. Mais c’était un mot d’Hugo. Mon Dieu ! Ne pouvait-il pas utiliser le téléphone comme les autres mortels, les services de la poste, les messageries privées, un fax, au moins ? Non, il devait donner des preuves qu’il était exceptionnel et employer des méthodes hors normes.
Chère Petra,
Je suis passé, et tu n’étais manifestement pas chez toi. Je te prie de bien vouloir trouver demain un créneau dans tes obligations policières pour déjeuner avec moi. Je serais très heureux de te présenter ma nouvelle femme qui se joindra à nous, et j’en profiterai pour te remettre la part qui te revient sur notre dernière propriété commune. Donne ton accord par téléphone à ma secrétaire, elle te précisera le lieu et l’heure.
Son style me rappelait de plus en plus celui des policiers du commissariat. Je dus faire appel à toutes mes ressources zen pour encaisser la nouvelle. Il était évident qu’il ne voulait pas renoncer au dernier acte de la pièce. Il avait besoin d’un roulement de tambour, d’un chœur échevelé, le public debout dans la salle. Sa toute nouvelle épouse. Comment sa toute nouvelle épouse pouvait-elle se prêter à une chose pareille ? Et un déjeuner, encore ! Il aurait pu choisir un petit déjeuner, un goûter, une tasse de thé, bien pratique. Mais non, ce serait un long déjeuner avec apéritif, pause au milieu et digestif à la fin. Une torture. Que cherchait-il ? Il voulait que je me sente coupable des dégâts, que j’apprenne grâce à son glorieux savoir-faire *. C’est comme ça qu’on doit agir, Petra, pas question de partir au gré de sa fantaisie, de faire son sac et de prendre la route. Il faut réfléchir, essayer de ne pas blesser ceux qui nous aiment, donner des preuves de calme, de sagesse, d’apaisement. Je faillis refuser de venir. Mais c’était toujours le même problème, je ne pouvais pas. Dans le fond, je le craignais toujours, je craignais de voir mon image désastreuse se refléter dans son regard. La culpabilité. Et moi. La folie de qui joue le tout pour le tout. Où vas-tu, Petra ? Que vas-tu devenir ?
Fermín Garzón ne put répondre au téléphone, car il n’était pas là. « Il ne rentre jamais avant une heure du matin, me dit la patronne de la pension, mais il m’a donné un numéro où vous pouvez le joindre. » Je reconnus immédiatement celui de l’Efemérides. Il était là-bas, bien sûr, heureux parmi les amis de mon deuxième ex-mari. Dieu sait pourquoi ! Peut-être était-il une âme égarée, peut-être Pepe lui rappelait-il son fils acquis à la science aux États-Unis.
– Dites, inspecteur adjoint, je vous serais reconnaissante de procéder seul aux interrogatoires et aux démarches du début de l’après-midi. J’ai un déjeuner et je serai peut-être en retard.
– Eh bien ! On vous soigne, n’est-ce pas, inspectrice ?
Il devait avoir bu un verre de trop.
– Oui, mais je vous assure que ça ne va pas être une partie de plaisir. Je déjeune avec un ami et son épouse.
– Alors, pourquoi ne m’invitez-vous pas moi aussi ?
Il avait dû boire deux verres de trop.
– Je ne sais pas…
– Se rendre seule à un déjeuner, c’est déshonorant pour une femme.
Il plaisantait, j’aurais dû y penser. Mais une petite lueur était apparue à mon horizon.
– Dites, Garzón, vous savez que ce que vous me dites pourrait me rendre un grand service ?
– Je suis toujours à votre service, dit-il en redevenant sérieux tout à coup.
– Vraiment, vous m’accompagneriez à ce déjeuner ?
– Considérez que c’est chose faite.
C’était une folie, c’était ridicule. Bien sûr, Garzón ne savait pas à quoi il se prêtait, il ignorait la trame de l’histoire. L’inviter à la table de mon premier mari et de son épouse actuelle était presque une situation de vaudeville. Probablement trop pour lui. Il avait passé beaucoup d’heures à se demander pourquoi je m’étais mariée et avais divorcé plusieurs fois, et voilà maintenant que je me proposais de l’introduire dans un autre compartiment de ma vie privée qui allait peut-être impliquer pour lui une bonne brassée supplémentaire de points d’interrogation. Ce serait trop. Mais il avait dit oui, que pouvait-il faire d’autre après avoir crâné par anticipation avec ce « je suis à votre disposition » ?
Cela valait la peine d’assister à ce déjeuner avec Garzón, c’est sûr ! Ne serait-ce que pour la tête d’Hugo lorsqu’il nous vit arriver. Et ce ne fut pas là le plus important. Le restaurant où il m’avait donné rendez-vous était luxueux, d’une élégance froide et intemporelle. Lourdes nappes blanches, vaisselle en porcelaine, serveurs présents et absents comme nos chers défunts. Je ne voulus pas regarder de trop près celle qui m’avait succédé dans le cœur d’Hugo, mais j’eus tout de suite une première impression fiable : des cheveux lisses mi-longs, les yeux légèrement maquillés, une robe à col rond, un petit collier… une femme discrète, dans sa façon de parler, de s’habiller. Exactement le type de femme que j’aurais dû être. Hugo était fier à ses côtés, mais mal à l’aise. Elle aussi. Nous l’étions tous, sauf mon collègue, l’illustre Fermín. Lui, il avait l’air content, comme si cela avait été la situation la plus naturelle du monde. C’était un spécialiste en ex-maris, il fallait le reconnaître une fois pour toutes.
Nous optâmes pour le menu, et la conversation s’engagea sur un mode banal. Hugo se montrait aimable, mais quand son regard se posait sur moi, je voyais le sarcasme danser dans ses yeux comme la lueur d’une bougie. Sa nouvelle femme ne semblait pas éprouver la moindre curiosité à mon égard, ou alors elle poussait simplement si loin le degré de civilité qu’elle semblait très au-dessus de tout intérêt. Nous parlâmes des inconvénients de la vie urbaine, de l’aspect labyrinthique des parkings souterrains, des plats typiques régionaux, des voyages en avion. Rien d’intime, aucune incursion dans la vie privée ou les souvenirs conjugaux. Garzón était dans son élément, il bavardait, buvait, mangeait avec son appétit habituel et offrait à l’assistance son allure la plus insolite : costume sombre, chemise rayée et un épouvantable col cravate à pois violets que je ne lui avais jamais vu. Je pensai qu’il avait acquis cette facilité à discuter de sujets quelconques au cours des dîners à la pension. Il devait chaque soir partager sa table avec des gens qu’il ne connaissait pratiquement pas et avec qui, comme c’était le cas en ce moment, il n’avait aucun point commun non plus. Mais Hugo semblait manifestement fasciné par lui. Il lui accordait une grande attention, observait ses gestes, sa façon de parler, et je suppose qu’il se demandait à chaque instant ce que faisait ce type à un repas de famille. J’étais contente, la présence de mon pioupiou avait dissipé comme par enchantement toute tension éventuelle. J’agissais comme les enfants qui, en prévision d’une réprimande paternelle, se présentent avec un ami. De toute façon, Hugo avait atteint son objectif : me montrer qu’il était marié à une femme qui avait réussi dans son métier, belle et convenable. Pour lui, tout marchait à la perfection, il évoluait dans des ambiances sophistiquées, sa vie était prospère et normale. Et moi, j’arrivais accompagnée d’un flic de province en col cravate, mes journées se déroulaient au milieu des affaires sordides de mon horrible profession, et, même là, je ne semblais pas avoir fait preuve d’un grand talent. Ergo , celle qui s’était trompée c’était moi. Et quelle était l’erreur ? Avoir brisé notre premier mariage, notre vie prometteuse, le péché originel.
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