Alicia Bartlett - Rites de mort

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Après son deuxième divorce, Petra Delicado, la petite quarantaine, s'achète une maison avec jardin pour
oublier qu'elle végète au service de documentation de son commissariat, et surtout échapper à ses ex-maris
qui ne cessent de débouler dans sa vie au moindre prétexte. Un soir, contre toute attente, on l'appelle pour la
charger d'une affaire : une jeune fille des quartiers périphériques de Barcelone a été violée et marquée au
bras d'un étrange sceau évoquant une fleur. Petra comprend que seul le manque d'effectifs explique qu'on lui
confie cette enquête. Surtout quand elle voit qu'on lui désigne un collaborateur apparemment aussi terne que
l'inspecteur adjoint Garzón.
C'est pourtant cet improbable tandem qui, derrière les murs de l'hypocrisie, découvrira une vérité au goût amer.
Nouvelle recrue du polar espagnol, Alicia Giménez Bartlett met en scène un duo de personnages attachants
dans une première enquête où s'affirment sa finesse d'observation et son sens de l'humour
Alicia Gimenez Bartlett est née le 10 juin 1951 à Almansa, Albacete.
Elle est docteur en littérature de l'université de Barcelone et l'auteur des précédentes aventures de Petra
Delicado. Cette série lui a valu le prix Raymond Chandler. Elle est l'un des auteurs policiers espagnols les plus
lus dans le monde.

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– Je ne sais pas. Je vous ai déjà dit qu’ici il vient des gens de partout. Ma vue n’est plus très bonne. Comment est-ce que je pourrais me souvenir de quelqu’un qui est venu il y a quelques mois ?

– Il vous a chargé d’un travail très spécial.

– C’est pour ça que je me souviens du travail, mais pas de lui.

J’intervins d’une voix patiente.

– Voyons, je trouve normal que vous ne vous souveniez pas des détails de son visage, mais on va procéder par morceaux, ce sera peut-être plus facile pour vous. Il était grand comme ça ?

– Plus ou moins.

– Corpulent comme ça ?

– Il n’était pas maigre.

– Les cheveux courts et les yeux gris ?

– Ça, je ne sais pas. Il était jeune et il avait une dent noire, vous voulez que je vous le répète ? Vous voulez peut-être que j’invente les choses.

Le fait qu’il soit vieux et seul ne m’inspirait aucune compassion. On aurait dit un personnage de Dostoïevski, peut-être innocent, mais fourbe et mesquin. J’essayai de ne pas me laisser influencer par cette impression littéraire.

– Si un juge vous convoque pour témoigner, vous lui direz que vous ne le connaissez pas ?

Ses traits usés se crispèrent et, sous la peau transparente, apparurent de grosses veines enflées.

– Ça, c’est la meilleure ! Un fils de pute vient au magasin. Je lui rends service comme à n’importe quel client normal, résultat, je suis poursuivi par tout un tas de policiers et de juges. Je n’ai pas de vendeurs ou d’assistants à l’atelier, qui va me payer le temps que vous me faites perdre ? Et le dérangement, qui va le compenser ?

– Le juge va vous citer à comparaître.

Garzón fit une nouvelle tentative avant de partir, même si j’eus l’impression qu’il voulait juste le provoquer.

– Vous êtes sûr de ne pas pouvoir le reconnaître sur les photos ?

Têtu comme une mule et au bord de l’infarctus, le vieux répondit :

– Je vous ai déjà dit tout ce que je savais.

Je fus soulagée de sortir de cet antre à l’air vicié. Nous dansions une danse tropicale absurde réglée comme du papier à musique. Les bras et les hanches bougeaient, mais les pieds restaient fixes. Il semblait impossible d’avancer dans cette maudite affaire. Je soupirai.

– On a tout prévu ?

L’inspecteur adjoint soupira lui aussi.

– Unité de surveillance devant chez les Jardiel, téléphone sur écoute, avis de recherche et mandat d’amener transmis à toutes les unités… je ne crois pas qu’on puisse faire davantage.

– Il y a quelqu’un au bar et sur son lieu de travail ?

– Des patrouilles passent.

– D’accord. Il faudra réinterroger les victimes, leur montrer les photos au cas où quelque chose attirerait leur attention. Vous n’imaginez pas le peu d’envie que j’ai d’affronter à nouveau les filles.

– Ne vous en faites pas, je m’en charge.

– Je vous en remercie.

– Où est passée cette dame de fer qui pulvérisait les suspects ?

– Je suis un peu fatiguée. Et puis, je n’ai plus à vous donner le change, non ?

– On ne sait jamais, vous êtes toujours une femme.

Nous nous mîmes tous deux à rire avec une certaine indulgence.

– Vous croyez qu’on va coincer ce type, Fermín ?

– Je suppose.

– Comme ce n’est pas un délinquant expérimenté, tôt ou tard, il commettra des erreurs. Celle du téléphone en est une, et ce ne sera pas la seule.

Garzón alluma une cigarette et rejeta la fumée avec la force d’un moteur ancien mais bien lubrifié.

– Je ne veux pas vous inquiéter, mais c’est une pensée courante sans fondement. La capacité de logique de l’être humain est plus importante qu’on ne le croirait. En fait, s’il reste calme, les probabilités d’un délinquant de commettre des erreurs sont minimes.

– Mais ce type ne sait pas où aller, il doit se sentir traqué.

– C’est ce qui arriverait à un esprit normal, mais vous êtes convaincue que ce garçon n’a pas un esprit normal.

– Il a un comportement pathologique. Vous avez vu la mère ?

– Un sacré personnage ! Et sa fiancée ?

– Elle avait l’air sonnée. Ce doit être un véritable traumatisme de voir son petit ami accusé de viol.

– Et pourtant, elle avait l’air indifférente, distante, du moins.

C’était vrai. Bien que cette attitude n’ait rien d’étonnant. L’esprit peut digérer ou recycler ce qui est mauvais, mais ce qui est vraiment terrible reste habituellement dehors, tapi, trop grand pour entrer soudain dans la fragile caverne.

– J’ai une idée, inspecteur adjoint. Cette nouvelle identification à laquelle doivent procéder les victimes, pourquoi ne pas essayer d’y faire assister la mère et la fiancée de Juan ?

– Bon sang, Petra, vous êtes devenue folle ? Vous vous rendez compte de ce que vous dites ?

– Je sais que c’est une chose terrible. Il peut y avoir des scènes et de l’agitation, beaucoup d’émotion. Mais peut-être que la fiancée de Jardiel va se décider à réagir, qu’elle se rendra compte que c’est son futur mari qui a violé ces filles. Elle va peut-être en avoir une commotion, elle peut même nous dire où se cache son fiancé.

Ce genre de suppositions atteignait Garzón droit au cœur, lui compliquait la vie et, surtout, brisait son schéma orthodoxe d’une enquête. Mais, même après notre réconciliation tacite et nos rapports nouveaux, explicites, j’étais toujours son chef, et il n’avait pas l’intention de discuter mes méthodes. Il se borna à remarquer :

– Vous croyez trop à la psychologie, inspectrice. J’ai toujours pensé que c’était l’affaire des classes dirigeantes. Pour les gens du peuple, il n’y a pas d’autre psychologie que celle de leur propre intérêt, le plus élémentaire et le plus matériel.

– Alors il n’y a que ceux qui n’ont rien à manger qui souffrent ?

– Non, parce qu’ils finissent par se rendre compte que, même lorsque les problèmes matériels sont résolus, la vie est assez épouvantable.

– Eh bien, Garzón ! Cela ne coïncide pas avec votre vision positive des choses. Vous voulez bien m’expliquer ?

– Pas question ! C’est vous qui voulez me faire faire de la philosophie. Je ne dis que des sottises. Si vous voulez vraiment prendre autant de risques dans les interrogatoires, il vaudrait mieux qu’on aille dormir.

Dormir. Personnellement, je n’essayai même pas. J’étais trop prise par les événements pour aller au lit. Je me servis un verre, mis de la musique symphonique et posai les pieds sur un pouf. Je regardai les étagères à moitié remplies, les murs. Mes marques personnelles étaient là : des lithographies de Chagall, des livres de droit et des romans, quelques petites reproductions des primitifs flamands, des disques de Beethoven, de Chopin, de jazz, des souvenirs d’une autre époque, des objets d’artisanat sans valeur… Les signes qui indiquaient que quelqu’un vivait ici avec son caractère, son passé, ses manies. Je repensai à l’appartement des Jardiel. Il avait quelque chose d’angoissant : la fausse patine des grands meubles, la disposition régulière et symétrique des petits tableaux fleuris disséminés dans tout l’appartement. Un terrible air de nivellement ; aucun des êtres qui vivaient là n’avait marqué son territoire, témoigné de sa personnalité, tous se mouvaient dans l’espace réduit, dans cette atmosphère neutre d’hôtel bon marché. Les torchons soigneusement pliés dans la cuisine, le support pour le papier hygiénique dans les toilettes, un couvercle de W.-C. à pois. J’imaginai l’existence que l’on pouvait mener ici. Les petits déjeuners sur la petite table de cuisine, avec la mère probablement en peignoir qui présidait le premier repas de la journée, comme elle devait présider les autres. Toujours sous la domination de sa personnalité austère. L’ordre et la propreté semblaient être les consignes. Chacun disparaissait pour aller travailler, puis revenir, dîner, passer la soirée devant la télévision. Les couloirs étaient balayés, le linge lavé. Comme dans une fourmilière, les tâches étaient accomplies dans une organisation parfaite. Toute velléité personnelle restait au-dehors. Oui, il était possible de se sentir comme sur la plaquette d’un microscope, observé par sa mère. Un jeune homme soumis à une discipline de fer lui ôtant toute personnalité pouvait en arriver à exploser, à faire en sorte d’être différent ailleurs, voire d’un caractère opposé, et même se venger d’un élément féminin si totalitaire. Et choisir à cet effet des filles faibles, craignant trop la figure maternelle cyclopéenne. Un élément déclenchant ? Ce mariage proche qui présentait des caractéristiques contre nature. Il fallait également tenir compte des mystères visqueux de la relation entre mère et fils, les zones d’ombre, difficiles à cerner.

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