Pepe et Hamed passèrent un bon moment à me regarder comme on regarde la mue vide d’un serpent, avec curiosité et répulsion. À ce stade-là, l’hématome devait avoir pris des proportions impressionnantes.
– Quel sauvage ! dit Hamed. Chez les musulmans, frapper une femme qui n’est pas la sienne est considéré comme un grave délit. La femme est une chose exquise et délicate, comme une fleur.
Je grognai :
– Allez, encore un qui s’inscrit au jardin !
Pepe contemplait ma mauvaise humeur d’un air sarcastique, mais sa bouche avait une expression bienveillante. Il me demanda soudain :
– Ça te plaît toujours de travailler dans la police ?
– Bien sûr. Tu crois que c’est un jeu ?
Il dégagea les cheveux qu’il avait sur le front.
– Non, mais tu accueilles les nouveautés avec enthousiasme et ensuite tu vas voir ailleurs.
Il faisait allusion à notre mariage. Cela me surprit, il n’avait auparavant jamais fait le moindre reproche ou témoigné d’ironie. Mon entrée dans sa vie tout comme ma disparition lui étaient tombées dessus comme des faits bibliques, et il semblait les avoir supportés avec une patience hébraïque en invoquant le nom de Yahvé.
– Je t’ai appelée plusieurs fois chez toi, mais tu n’y es jamais.
– Qu’est-ce que tu voulais ?
– T’aider à ranger tes livres.
– Je n’ai pas le temps en ce moment.
– Je croyais que tu voulais mener une vie calme et sédentaire dans ta nouvelle maison.
– Ça ne te regarde pas.
Garzón nous interrompit :
– Vous avez entendu, Petra ? Hamed dit que la journaliste est revenue.
– C’est une cliente, dit Hamed.
– Je ne veux pas que vous lui disiez quoi que ce soit, et surtout que ce type m’a tapé sur le nez, c’est clair ?
– Mais elle le savait déjà ! Elle a demandé à Pepe quand tu sortais de l’hôpital.
– C’est le comble ! Je commence à me sentir poursuivie.
– N’y accordez pas trop d’attention, Petra, aujourd’hui tout marche comme ça.
J’allumai une cigarette. Il y eut un silence méditatif.
– Il y a quelque chose qui me tracasse, inspecteur adjoint… (Garzón sortit sa moustache mouillée de son verre.) Voilà, quand le suspect s’est retrouvé devant moi, j’ai crié : « Police ! » Vous pensez que c’était bien ?
Il me jeta un regard déconcerté.
– Eh bien, je ne vois pas ce que vous auriez pu crier d’autre.
– Oh ! comprenez-moi, je veux dire, est-ce que c’était bien sur le plan formel. Est-ce que je n’aurais pas dû dire « halte, au nom de la loi ! » ?
Garzón était hors-jeu pour la première fois. Il m’observa pour vérifier que je ne plaisantais pas. Pepe intervint :
– Il aurait aussi été correct de dire « rends-toi ! », n’est-ce pas, Fermín ?
– Et le classique « haut les mains » ? dis-je.
– C’est plutôt pour les braqueurs.
– Moi, j’ai toujours aimé : « Police, rends-toi ! » dit Hamed.
Garzón n’ouvrait pas la bouche. Il était surpris de constater notre manque de sens commun, le mien surtout.
– Ce qu’on dit n’a pas d’importance, balbutia-t-il, mal à l’aise.
Je poursuivis.
– Bien sûr que si ! La forme a toujours de l’importance, inspecteur adjoint. Dites-nous la formule que vous avez employée tout au long de ces années.
Il but une longue gorgée, réfléchit, parla lentement, incapable d’entrer dans la plaisanterie.
– Eh bien… peut-être que ce que je disais avec mes collègues, c’était quelque chose comme : « Halte, police, on ne bouge plus, mon salaud ! »
Nous rîmes tous trois de bon cœur. Garzón, un peu vexé, ajouta :
– Mais n’importe quoi d’autre aurait fait l’affaire.
Le lendemain, comme il fallait s’y attendre, toute la presse commentait la fuite du violeur présumé. Avec un luxe de détails. Je dois avouer que, comme je n’avais pas lu les rapports officiels de mon collègue, j’appris certains détails par ces mauvais articles de faits divers, obtenus à la suite d’indiscrétions. Le suspect s’avérait être un jeune homme bien. Sa famille était modeste, mais n’avait pas de soucis financiers. La mère, veuve depuis longtemps, faisait le ménage dans un dispensaire de la Sécurité sociale. Juan Jardiel était assidu à son travail, ne fréquentait pas les milieux marginaux, ne prenait ni drogues ni alcool, ne fumait même pas. En définitive, il n’avait en rien le profil d’un criminel. Mais les journalistes se faisaient l’écho de l’agression et de sa fuite, et mettaient un point d’interrogation sur les raisons qui l’avaient poussé à agir ainsi. Il devait avoir quelque chose à cacher en fuyant la police, mais de quoi pouvait-il s’agir chez un jeune homme aussi irréprochable ? J’étais aux antipodes de ce raisonnement. Les caractéristiques du suspect, le fait qu’il soit le fils d’une veuve et qu’il ait une fiancée qui habitait avec eux depuis l’enfance étaient pour moi des détails lourds de signification. Trop de pression féminine, trop de devoirs. Son attitude irréprochable, sans taches, confirmait mon impression négative. À quoi la vie de ce garçon se réduisait-elle ? Le travail quotidien, le retour à la maison, une fiancée qui est presque une sœur et qu’il peut difficilement voir avec des yeux d’amoureux… et la responsabilité que les fils de veuves semblent avoir aux yeux du monde. Cela n’engendre pas nécessairement un violeur, mais il y avait la base familiale névrotique que je recherchais et il était sûr que… Était-ce sûr ? Plus maintenant. J’avais perdu une bonne partie de ma force initiale. J’étais passablement découragée. Ce n’était pas la peur due à l’agression dont j’avais fait l’objet, mais le fait de voir le visage de ce jeune homme m’avait renvoyée à une réalité inattendue. Jusqu’alors, tout n’avait été qu’un jeu policier : les pistes, les perquisitions, les suppositions et conjectures. Même les ravages constatés chez les victimes n’avaient pas modifié ma perception abstraite, mentale. Mais soudain les théories avaient pris corps. Il y avait un homme, il était vivant, son regard vide et froid s’était posé sur moi.
Je tentai de dormir. Mes os me faisaient mal, et je ne trouvais pas la position correcte. J’avais toujours cru que pour les gens la réflexion était plus dure que l’action, mais je constatais maintenant que l’action n’exclut pas les interrogations. Elle vous pousse en avant, mais ne vous évite pas de tomber dans les fossés qui bordent le chemin. Était-ce ce que j’avais toujours souhaité ? Me sentais-je plus libre en ne me consacrant pas exclusivement à la philosophie ? Au moins, on ne s’y ennuyait pas. Allais-je demander de rester à la section des homicides ? Mes jambes tremblèrent légèrement quand je me rappelai que, le lendemain, je devais interroger ces deux femmes, les liens palpables de Juan Jardiel avec le monde.
Pauvre Garzón ! Nous l’avions scandalisé avec nos commentaires frivoles ; ce soir, à l’Efemérides, il était sans doute le seul véritable policier.
9
L’appartement des Jardiel mesurait une soixantaine de mètres carrés. Trois chambres minuscules, un petit séjour, une cuisine étroite et une seule salle de bains commune. Ce fut Mme Jardiel qui vint ouvrir. On lui avait demandé, ainsi qu’à sa fille adoptive, de ne pas aller travailler ce jour-là pour répondre à nos questions. C’était une femme de haute taille, charpentée, forte, pas du tout la veuve qui inspirait de la compassion. Elle portait une robe grisâtre, et on ne voyait pas un fil blanc dans ses cheveux, peut-être teints. Une permanente souple répartissait harmonieusement les mèches. Pas un seul muscle de son visage ne bougea lorsqu’elle nous accueillit. Elle nous fit entrer d’un air sérieux, très raide. Elle observa mon nez encore enflé et ébaucha une imperceptible grimace offensée. Elle n’avait absolument pas l’air disposée à coopérer. Garzón lui demanda de nous laisser inspecter à nouveau l’appartement. Elle accepta de mauvaise grâce. Comme mon collègue l’avait déjà fouillé, il me montra les chambres. D’abord, celle de Juan, en apparence anodine, qui attira pourtant mon attention. Rien n’indiquait qu’un jeune homme y dormait. Pas un poster, pas une photo montrant une équipe de foot punaisée au mur, aucune touche personnelle. Juste de petits tableaux discrets qui représentaient des paysages et des fleurs, les mêmes que je retrouvai ensuite dans le reste de la maison. Un lit étroit, la petite table de nuit, un placard mural exigu. J’ouvris un tiroir, mais il ne contenait pratiquement rien : un chausse-pied, plusieurs crayons usagés, des mouchoirs en papier, une carte d’autobus… J’en fis part à Garzón, et il m’indiqua que rien n’avait bougé depuis le jour de la perquisition.
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