Il me regarda d’un air taciturne.
– Vous dites des choses intéressantes, Petra, mais vous êtes si étrange ! Vous méprisez les valeurs que vous possédez, celles qu’on vous a enseignées.
– J’en ai ras le bol des valeurs, Fermín.
Il rit sous cape et secoua la tête. Philosopher avec un policier devant le Café del Picador, dans une voiture qui sentait le tabac. Buñuel aurait pu avoir la même idée, sauf qu’au lieu d’un policier il aurait peut-être mis un cardinal.
Nous revînmes deux jours de suite espionner dans ce foutu bar. Qu’espionnions-nous ? Nous ne le savions pas vraiment. Il n’y avait pas d’allées et venues ni de mouvements suspects. Nous arrivions, nous nous garions tout près, écoutions la radio. De temps en temps, Garzón restait dans la voiture, et c’était moi qui allais prendre un café au bar. Au bout de quelques heures, l’unique suspecte, c’était moi. Que faisais-je là ? Les patrons et les clients me regardaient avec méfiance. Que pouvais-je bien vouloir ? J’observais les hommes jeunes et grands, essayant de voir s’ils portaient une montre. Ils en portaient bien sûr tous une. Nous perdions notre temps d’une façon ridicule.
Le deuxième jour, en rentrant chez moi le soir, je fus étonnée. Tout me semblait lointain et indifférent. Je n’essayai pas de mettre de la musique ou de me préparer un dîner chaud. J’étais complètement absorbée par l’enquête, c’était devenu quelque chose de récurrent, d’obsessionnel, et je me fichais comme d’une guigne de la maison, de ma vie, de l’intimité. Même des géraniums, ils pouvaient continuer à dormir dans leur congélation pour les siècles à venir. J’entrai dans le lit glacé et m’emmitouflai. Un salaud, peut-être un fou, se promenait dans les parages avec une machine à marquer les filles. Je tombai dans un sommeil léger. J’entrevis un champ plein de fleurs aux corolles bordées de pointes sanguinolentes. Le vent les berçait dans un va-et-vient affolant. Elles ne pouvaient s’arrêter de bouger ou de saigner. Elles étaient fragiles, exposées, mais solidement enracinées dans la terre, et il leur était impossible de fuir. Je mis un certain temps à reprendre mes esprits et à reconnaître la sonnerie du téléphone, que j’entendais comme de loin. Après avoir pris le combiné, je mis également du temps à comprendre ce que me disait Garzón.
– Répétez-moi ça, inspecteur adjoint, je suis endormie.
– Le vieux, il vient de m’appeler, il a fini par se souvenir.
– Vous avez le nom ?
– Non, mais il s’est rappelé un signe particulier très important.
– Lequel ?
– Une dent foncée, presque noire, au milieu de la bouche.
– Très bien ! Maintenant, on a vraiment quelque chose à demander.
– On va essayer. Je passe vous chercher à six heures du matin. Il faut qu’on parle aux patrons du bar avant que les gens viennent prendre leur petit déjeuner.
– Je serai prête.
Bien entendu, je ne parvins pas à me rendormir. Sur le visage vide de notre homme apparaissait un trait inquiétant. Le fantôme ouvrait la bouche. Mais étions-nous sûrs que celui qui avait apporté la montre et celui qui violait étaient le même homme ? Ne pouvait-il pas s’agir d’un ami, d’un intermédiaire ? Malgré tout, nous nous trouvions devant une piste fiable.
Je sortis de chez moi à six heures pile. Par mesure préventive contre la fatigue, j’avais avalé des doses massives de café. Je vis Garzón assis dans la voiture, qui m’attendait. Avec ses lunettes de soleil dans le brouillard de l’aube, c’était la quintessence de l’inhabituel. Il me fit un signe de reconnaissance. Il avait l’air content.
– Il a fini par se rappeler, hein, inspectrice ?
– Vous ne croyez pas qu’il le savait depuis le début et qu’il a décidé de se taire jusqu’à ce que sa conscience lui donne des remords ?
– C’est aussi ce que je pense. Il avait l’air un peu effrayé quand il m’a appelé. Il avait dû réfléchir un bon moment sur l’opportunité de nous donner ce renseignement.
– Ça le rend suspect ?
– Je ne pense pas, vous savez comment les gens se comportent avec la police, moins ils en disent, mieux ça vaut. Ils ont très peur d’être mêlés à quelque chose, d’être appelés à témoigner devant un juge. Quand il s’agit d’une personne âgée, c’est encore plus évident, pourquoi aller au-devant des ennuis à son âge ? Mais comme vous dites, ensuite, sa conscience l’a travaillé.
– Eh bien, ça a été long.
– Ne croyez pas ça, il aurait pu mettre beaucoup plus longtemps à nous appeler.
Il se gara devant le bar qui était encore fermé. Nous attendîmes l’arrivée des patrons. Garzón se mit à fumer. Il chantonnait. Moi qui avais souhaité que la nuit passe vite pour pouvoir me jeter dans l’action, j’étais maintenant la proie d’un sommeil irrépressible. Je piquai du nez. Je sentis au bout d’un moment que Garzón me donnait un léger coup de coude.
– Regardez, ils arrivent.
Le couple descendait d’une fourgonnette et s’apprêtait à ouvrir le local. Nous les laissâmes remonter le rideau métallique. Ils entrèrent. Garzón ajusta les pans de son imperméable autour de lui.
– Allons-y.
En nous apercevant, la femme eut l’air de penser très nettement : « Je me disais aussi… » L’inspecteur adjoint m’avait habilement informée des réactions des gens devant la police. Notre seule présence leur avait fait peur. Dans leurs yeux, on lisait qu’ils avaient envie de nous voir partir avant de savoir ce que nous pouvions bien leur vouloir.
– Je suis l’inspecteur adjoint Garzón et je suis venu l’autre jour, vous vous souvenez de moi ? Voici l’inspectrice Delicado. Nous cherchons un de vos clients, ou du moins quelqu’un qui est peut-être venu plusieurs fois chez vous.
– Nous vous avons déjà dit que…
– Je sais. Mais il y a un détail que je n’ai pas mentionné et que vous avez pu remarquer. L’homme que nous recherchons, jeune et grand, a une dent foncée, presque noire, au milieu de la bouche, ici.
Garzón porta l’index à sa dentition et retroussa ses lèvres comme un grotesque masque chinois. Ils se turent. La femme eut une hésitation :
– Eh bien… je ne sais pas… il y a un jeune avec une dent comme ça qui vient ici. Elle se retourna vers son mari. Je veux parler de Juan.
– Mais Juan n’est pas un client.
– Il est livreur de bière. Mais je ne pense pas qu’il soit du genre à faire quelque chose de mal.
– Nous voulons juste lui parler. Il est grand et fort ?
– Oui. Qu’a-t-il fait ?
– Rien. Vous savez où il travaille ?
– Oui, dans un débit de boissons, à deux rues d’ici.
– Il avait le numéro de téléphone de votre bar ?
– Bien sûr, il appelle toutes les semaines pour prendre notre commande.
– Dites-moi exactement où se trouve ce magasin.
L’homme indiqua le chemin à Garzón. Ce dernier se tourna vers moi.
– Restez ici, je vais aller jeter un coup d’œil.
Je restai assise au comptoir. Le mari enleva son tablier et s’affaira dans la cuisine. La femme m’observait avec une grande curiosité. Elle nettoya le comptoir avec un chiffon.
– Vous voulez un café ? J’ai branché la machine en arrivant, et il est chaud.
J’acceptai. Tout en me servant, elle commença à bavarder, noyant le poisson pour en venir à la question qui l’intéressait.
– Ce garçon, Juan, nous livre les caisses de bière. De temps en temps, il passe aussi prendre un verre, comme il travaille à côté. Il ne vient pas très souvent, n’allez pas croire.
– Il vient seul ?
– Oui. Je dois dire qu’il a l’air d’un bon garçon, pour le peu que j’ai eu affaire à lui. Mais, ce n’est pas à vous que je vais raconter ça, des fois, les jeunes, la drogue, les…
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