– Dans une heure et demie, c’est la fermeture, si vous voulez, vous pouvez attendre. Il y a un bar à côté.
Au mur de ce local immonde était fixée une tête de taureau qui portait une casquette du Barça. Déprimant. Je me plaignis amèrement à Garzón.
– Vous trouvez ça normal ? On est sur une piste d’une importance capitale et on doit attendre ce vieil enquiquineur. Quel toupet !
– Calmez-vous, Petra, c’est comme ça, on ne peut pas l’y obliger. Il vous semble suspect ?
– Le vieux ? Non. Bien que je soupçonne ce numéro de téléphone de ne pas correspondre à celui du type.
– Vous croyez le violeur si malin ?
– Bien sûr, qui donnerait son propre numéro dans ce genre de situation !
– J’aimerais prendre cet animal tout de suite et lui écraser les couilles.
– Inspectrice ! Vous êtes censée agir avec un sang-froid professionnel.
– Je flaire l’odeur du sang, Garzón. Vous avez vu le culot de ce type, faire réaliser avec préméditation un système pour marquer ses victimes ? Ce doit être un monstre, un vrai fou.
L’inspecteur adjoint haussa les épaules avec la parcimonie d’un prieur franciscain.
– Vous me rendez folle, avec votre tranquillité, on pourrait croire qu’à Salamanque vous affrontiez Jack l’Éventreur toutes les nuits !
– J’ai vu pas mal de choses.
Je demandai un autre café. Si je ne parvenais pas à rester sereine, l’enquête pouvait déraper à tout moment. Il valait mieux freiner, garder le contrôle de la machine. Je me surpris à constater que je ne m’étais pas sentie aussi nerveuse depuis des années.
– Quel vieil idiot !
Je fis une grimace de mépris. S’il ne trouvait pas le numéro de téléphone dans ses livres, tout à l’heure, la clé de l’affaire, que nous avions à portée de main, tomberait peut-être pour toujours dans un étang plein de vase. Ce maudit vieux fossile finit par apparaître dans l’embrasure. Des jambes torses dans un pantalon aussi sale qu’un mur de latrines complétaient son portrait en pied. Il nous fit un signe, et nous sortîmes. Tandis que nous le suivions jusqu’à son domicile, je constatais que chacun de ses pas provoquait en moi un pincement d’angoisse. Nous montâmes l’escalier d’un immeuble délabré sans ascenseur. Le vieux s’arrêtait, soufflait, montait à nouveau. Je l’aurais poussé avec plaisir. Je ne comprenais pas la patience de mon collègue, qui l’attendait, l’aidait, écoutait ses récriminations sur le manque de lumière de certains paliers, les attaques de l’âge. Nous finîmes par arriver, mais l’attente n’était pas terminée. Il fallut rester debout jusqu’à ce qu’il trouve la clé dans un gros trousseau digne de celui d’un veilleur de nuit et qu’il tire enfin le livre d’une pile de dossiers vieux comme Mathusalem. Il passait chacun des cahiers miteux en revue, le feuilletait, le rejetait. La maison sentait l’humidité et les cafards.
– Je crois que c’est celui-là, dit-il en lisant un numéro de téléphone.
– Vous avez une date, un nom, une indication ?
– Non. Juste « couronne de pointes passées dans un bain de rhodium pour une montre ».
– Il a refusé de vous donner ses coordonnées personnelles ?
– Je ne les lui ai pas demandées.
J’observai son regard inexpressif.
– Maintenant, je vais vous demander de nous décrire ce garçon. C’est très important, concentrez-vous.
Il eut un élan visible de mauvaise humeur :
– Qu’est-ce que j’en sais, à quoi il ressemblait ! J’ai quatre-vingts ans, je travaille dix heures par jour sans personne pour m’aider. Vous croyez que je peux me souvenir de tous les gens qui entrent à la boutique ?
Je m’énervai :
– Dites, vous avez l’obligation de nous répondre ! Il ne s’agit pas d’une plaisanterie, nous recherchons un violeur, alors réfléchissez bien avant de parler !
Il ne se laissa pas intimider.
– Un violeur ?
– Répondez-moi !
Garzón l’amadoua :
– Écoutez, l’inspectrice veut juste que vous fassiez un petit effort mental. Nous comprenons que c’est difficile, mais le moindre détail peut nous être utile.
– Je ne sais rien, je ne me souviens de rien. Je l’ai vu une minute la première fois où il est venu et une autre minute quand il est venu récupérer la montre. Vous n’avez pas le droit d’arriver comme ça chez un pauvre vieux et d’exercer des pressions.
Je compris qu’il devenait hystérique et me tus. Garzón prit le relais :
– Ça va, ça va, calmez-vous. Nous allons vous laisser le numéro de téléphone du commissariat et nos noms, si vous vous souvenez de quelque chose, vous pouvez nous appeler.
Il me poussa doucement vers la porte. Dans l’escalier, il me reprocha avec délicatesse :
– Vous avez à nouveau été trop brusque. C’est mauvais.
– J’ai l’impression qu’il sait quelque chose, et puis, c’est un type désagréable.
– Ne soyez pas infantile.
– Et vous, arrêtez de me dire des conneries.
Il me regarda avec désespoir, puis il fit un geste de conciliation.
– Quelle est l’étape suivante, inspectrice ?
– Allons porter le numéro au commissariat. On nous donnera le nom de l’abonné.
C’était un bar. Cela aurait été trop beau qu’il corresponde à celui du violeur. Au moins, il ne s’agissait pas d’un faux numéro. Le Café del Picador était situé dans le quartier du Clot. Dans la voiture, tandis que nous nous y rendions, aucun de nous deux ne se faisait trop d’illusions. Il était peu probable que le propriétaire soit impliqué. Il passe beaucoup de gens dans un bar, il était donc ridicule de songer à un interrogatoire. Et puis, quelle aurait été la question ? « Vous avez vu un individu qui portait ce genre de montre ? » Aussi stupide que soit le violeur, hypothèse d’ores et déjà écartée, il n’aurait jamais montré en public sa montre à pointes. Imaginer cette éventualité revenait à croire que les miracles tombent du ciel, toujours du côté du Bien.
Le Café del Picador avait une allure typique et immonde. Des vitres rendues opaques par la crasse, un comptoir en céramique et des machines à sous qui démarrent de temps en temps avec une musique de carrousel. Garzón ne me laissa pas descendre du véhicule.
– Il vaut mieux que vous restiez à l’intérieur. S’il faut revenir incognito, l’un de nous doit pouvoir le faire sans qu’ils sachent qu’il est policier.
– Vous avez raison, je n’y avais même pas pensé.
Il se sentit visiblement flatté. Je le vis se diriger vers le bar, l’imperméable déboutonné et dans cet atroce costume marron. Si on avait demandé à un écolier de peindre un flic, il aurait sûrement fait le portrait de mon collègue. J’allumai une cigarette et soupirai en me demandant si je n’avais pas moi aussi l’air d’un archétype. Il ressortit au bout d’un instant d’un pas élastique façon rouleau compresseur.
– Le bar est tenu par un couple sans enfants. C’est un endroit normal, les travailleurs du quartier y prennent le petit déjeuner et le déjeuner, c’est fermé le soir.
– Rien de suspect ?
– Non. Ils n’ont donné leur numéro à personne, et on ne leur a pas demandé de prendre de messages.
– Ils n’ont pas de neveux, et il ne vient pas de bandes de jeunes ?
– Il faudra vérifier ça. Que diriez-vous de nous en occuper pendant une semaine ?
– D’accord, fis-je en me mordant les lèvres. C’est désespérant, on est près de quelque chose qu’on ne parvient pas à toucher. Vous vous rappelez le supplice de Tantale ?
– Vous savez bien que je n’ai pas autant de culture que vous.
– Encore ? Arrêtez vos conneries, Garzón ! Dites-moi à quoi sert la culture dans notre saleté de métier, bon sang. Ici, il n’y a que les faits qui comptent, les choses immédiates et palpables, insignifiantes : un individu qui est entré, un autre qui est sorti, un troisième qui a vu. J’ai l’impression qu’on dépend de tout un tas de stupidités pour arriver à savoir quelque chose. Alors la culture !
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