– Il est peu probable qu’elles aient enlevé quelque chose. Je suppose que ça a toujours été comme ça.
Nous entrâmes ensuite dans la chambre de la mère. Un grand lit occupait pratiquement tout l’espace. Il régnait une propreté extrême, aseptisée. Chaque chose était à sa place, il n’y avait aucun symptôme de laisser-aller. Les mêmes petits tableaux au mur pour toute décoration. Pas de symboles religieux ni d’aucune autre sorte. Quand nous reprîmes le couloir, une fille nous regardait, debout, les bras ballants. C’était Luisa, la fiancée de Juan. Grande, forte, athlétique, les cheveux noirs encadrant un visage plein de résolution et de courage, exactement comme je l’imaginais. Elle nous salua brièvement. Sa chambre fut la dernière que nous passâmes en revue. Elle était à peu près comme les autres, seul un vieux chien en peluche, posé sur le couvre-lit, peuplait ce désert d’objets personnels.
– Nous souhaiterions vous parler à toutes les deux.
Nous allâmes dans le séjour et nous assîmes sur un canapé à fleurs. Tout était propre et dans un ordre parfait. Le téléviseur occupait une place centrale. Sur un meuble bibliothèque, quelques photos encadrées que nous ne pouvions distinguer de là où nous nous trouvions.
– Je suppose qu’on a dû souvent vous demander où se trouvait votre fils en ce moment.
– Oui, et j’ai déjà dit que je ne savais pas. J’aimerais que tous ces policiers arrêtent de surveiller ma maison. Juan n’a rien fait.
– Alors vous savez pourquoi il s’est enfui ?
– Il a dû prendre peur.
– Pourquoi ?
– Tout le monde prend peur si la police vient le chercher.
– Je ne trouve pas ça logique.
– Eh bien moi, si.
Un premier tir croisé indiquait clairement qu’elle allait opposer de la résistance. Elle était décidée, forte, ne geignait pas et nous rendait responsables de la fuite de son fils.
Je continuai bien que je sache que c’était inutile.
– Vous savez s’il était mêlé à des choses étranges, du moins suspectes ?
– Juan n’a jamais rien fait d’illégal.
– Il avait des problèmes personnels ?
– Non.
– Vous avez remarqué chez lui un changement de comportement, dernièrement ?
– Non.
Garzón, mal à l’aise, s’agita sur son siège. Il employa ce ton conciliant que je connaissais bien.
– Madame Jardiel, vous vous rendez compte que s’il est vrai que votre fils n’est pas coupable, vous feriez mieux de coopérer ?
– Je n’ai pas à coopérer à quoi que ce soit, parce que je n’ai rien à dire. Mon fils a pris peur parce que vous le recherchiez sans raison. Avant, il n’avait pas de problèmes, maintenant il a frappé une femme policier, et vous pouvez l’accuser de quelque chose, c’est pour cela qu’il s’est caché ou qu’il est parti loin.
Je me levai, m’approchai de la fenêtre.
– Et toi, Luisa, tu as remarqué quelque chose d’étrange, ces derniers temps ?
– Non.
– Tu habites toujours ici ?
Pour la première fois, la mère intervint spontanément :
– Luisa est la fille de ma cousine, qui s’est tuée dans un accident de voiture avec mon mari. Je l’ai recueillie et élevée. C’est la fiancée de Juan, et ils devaient se marier dans un mois. Comme n’importe qui pourrait le voir, un garçon qui va se marier n’est généralement pas un violeur.
– Qu’est-ce que tu fais, comme métier ?
La femme recommença à répondre pour elle.
– Elle est caissière dans un supermarché.
Je me retournai. Je promenai le regard sur le petit séjour qui rendait claustrophobe. Tant que cette grande caryatide protectrice serait présente, la fille ne parlerait pas.
– Votre fils porte une montre ? lui assenai-je.
Elle me transperça d’un regard furieux :
– Bien sûr, qu’il porte une montre !
– Et comment est-elle ?
– Eh bien, c’est une montre normale, c’est moi qui lui ai acheté.
– Vous achetez toujours les affaires de votre fils ?
– Oui.
– Ses vêtements aussi ?
– Je vous ai déjà dit que oui.
– Vous savez qu’il semble que votre fils ait fait mettre une couronne de pointes autour de cette montre ?
– C’est stupide, il portait une montre normale, c’est moi qui lui ai acheté il y a plus de cinq ans.
– Vous n’en avez jamais vu d’autre chez vous ?
– Non.
– Vous en êtes sûre, il n’y a pas un endroit où il aurait pu la garder ?
– Non, c’est moi qui fais le ménage dans sa chambre, et je sais ce qu’il y a dans ses tiroirs, il n’y a pas de montre.
– Eh bien, il y a un horloger qui est tout à fait certain d’avoir effectué le travail des pointes pour Juan.
– Les gens se trompent toujours quand on les oblige à reconnaître quelqu’un.
Je me dirigeai vers le meuble bibliothèque. Je demandai la permission de regarder les photos. L’une d’elles, assez ancienne, attira mon attention. On y voyait un homme d’âge moyen, en costume-cravate, qui ne souriait pas.
– C’était votre mari ?
– Oui.
Je pris une autre photo en main.
– Et là, c’est Juan ?
– Vous devez le savoir, ou alors vous ne l’avez pas vu ? Ce n’est peut-être même pas lui qui vous a frappée.
C’était un serpent prêt à attaquer à la première occasion. Je souris. En fait, il m’aurait été difficile de reconnaître les traits de l’homme qui m’avait agressée. Curieusement, on voyait Juan et l’époux décédé sur toutes les photos. La femme ou Luisa ne figuraient sur aucune. La mère me regardait comme si j’avais été capable de lui voler quelque chose pendant un moment d’inattention. Une force indiscutable émanait de ses mains.
– Je vais devoir emporter les photos de votre fils.
La fille s’avança :
– Non, s’il vous plaît.
La femme la retint vigoureusement par le bras.
– Laisse.
Elle s’approcha de l’endroit où je me tenais et sortit les photos de leurs cadres.
– Je veux que vous me les rendiez.
– Bien entendu, quand nous n’en aurons plus besoin.
Le palier sentait la cuisine. Elles fermèrent la porte dans notre dos d’un coup précis. Il n’y avait pas d’ascenseur. Une fois dans la rue, j’aspirai l’air profondément.
– C’est terrible d’être détestée à ce point.
Garzón vint près de moi, me prit par le coude, et nous nous dirigeâmes vers la voiture.
– Eh bien, il va falloir vous habituer, c’est toujours comme ça. Vous voulez que je conduise ?
– Je vous en prie.
Le vieux bijoutier pesta entre ses dents quand il nous aperçut. Garzón lui lâcha sans prendre de gants :
– Ne râlez pas, si on vous convoque au commissariat, ce sera pire.
Mais le vieux continua à pester, de façon inaudible cette fois, comme s’il avait dit une prière. Nous lui mîmes les photos sous le nez.
– Il faut absolument que vous vous concentriez et que vous nous disiez si c’est le garçon qui est venu vous apporter sa montre pour que vous y mettiez les pointes.
Il agita ostensiblement la tête comme s’il avait déploré la malchance. À cet instant, il regrettait d’avoir reconnu qu’il avait effectué ce travail. Seule la peur pouvait freiner son manque d’enthousiasme à collaborer, mais il ne semblait pas le regretter, il était trop vieux pour craindre d’être sérieusement impliqué dans l’affaire. Il regarda les photos en fermant à demi les yeux.
– C’est possible.
Garzón fit mine de lutter contre un chat dans la gorge inopportun.
– Ça n’est pas suffisant. Regardez-les attentivement.
Le vieux se tordit les mains et, de très mauvaise humeur, examina à nouveau les photos.
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