– Comment dites-vous ?
– Gagnons du temps, s’il vous plaît, vous êtes Ricardo Jardiel.
Il se mit à laver des assiettes avec un certain flegme. Il me regarda d’un air insolent.
– Bon… et alors ?
– Vous avez caché votre fils Juan quand il s’est enfui devant nous, n’est-ce pas ?
– Mon fils est mort.
– Et vous savez peut-être qui l’a tué.
– Vous êtes folle ?
Il avait élevé la voix. Plusieurs garçons qui jouaient au billard nous regardèrent.
– Accompagnez-moi au commissariat, vous allez devoir faire une déposition. Ne m’obligez pas à appeler les agents.
Il entra dans la cuisine et en ressortit avec une femme manifestement plus jeune que lui.
– Reste là, je reviens tout de suite.
Avant d’entrer dans mon bureau, je demandai où était Garzón. Je demandai qu’on le prévienne de me rejoindre dès son retour.
Ricardo Jardiel n’était pas nerveux, il demanda s’il pouvait fumer. Il avait l’air d’un homme endurci, buriné par la vie, orgueilleux. Je m’assis en face de lui et lui tendis une cigarette.
– Je vais être très franche, Jardiel, les choses se présentent mal. Réfléchissez bien à ce que vous allez me dire et essayez de faire en sorte que tout soit vrai. Si vous vous contredisez, n’importe quelle accusation peut vous tomber dessus : viol, assassinat, n’importe quoi.
– Je n’ai rien fait, et vous le savez. Et je peux le prouver. Vous croyez que je n’ai pas assez de témoins, avec tous mes clients ? Je ne bouge jamais de là-bas.
– D’accord, alors vous n’avez rien à craindre. Parlez-moi de votre fils Juan.
– Juan ? Je ne l’avais pas revu depuis que j’ai quitté sa mère. Il y a deux ans, quelqu’un a dû lui dire où me trouver, et il s’est présenté au bar. On a bavardé. Ça m’a amusé de me retrouver soudain avec un fils.
– Mais vous en avez eu un autre avec votre deuxième femme.
– Emilio ? C’est lui qui vous a dit que j’étais le père de Juan ?
– Non. Parlez-moi de Juan.
– Qu’est-ce que je peux vous dire ? Je ne sais pas grand-chose non plus, c’était un bon garçon. Il vivait dans la terreur de sa mère, cette saleté. Il venait ici, buvait une bière… Il avait toujours entendu dire que j’étais un salaud, il aurait pu me détester, mais ça ne s’est pas passé comme ça.
– Vous lui donniez des conseils ?
– Quoi ?
– Comprenez-moi bien, vous lui disiez de se libérer de sa mère ?
– Je suppose que je lui ai dit un jour.
– Ne soyez pas sur la défensive, Jardiel. Je vous répète qu’il vaut mieux dire ce que vous savez.
– Bon, je lui disais, oui, je lui disais de ne pas la supporter toute sa vie, de ne pas se marier avec la fille qu’elle lui avait trouvée. C’était normal, que je lui dise ça, non ?
– Tout ce que vous avez pu faire pour sauver votre fils est normal, je veux que ce soit très clair, même le fait que vous l’ayez caché chez vous quand il fuyait. Aucun juge ne vous condamnerait pour ça.
– Je ne savais pas que c’était un violeur.
– Donc vous l’avez caché.
– Je n’ai pas dit ça. Écoutez, que je sois le père de ce garçon est un pur hasard ; demandez ce que vous voudrez à sa mère, en fin de compte, c’est elle qui l’a élevé. Je ne sais rien, je ne dirai donc rien. Qui sait s’il était ou non le violeur ? Il a emporté son secret dans la tombe.
– Peut-être pas. Pourquoi m’avez-vous caché qui vous étiez, quand nous sommes venus dans votre bar, l’autre jour ?
– Qui a envie d’aller au-devant des ennuis !
– D’accord, vous pouvez partir.
Il fut stupéfait.
– Déjà ?
– Puisque vous ne savez rien…
Il se leva. Il ne paraissait absolument pas convaincu par ce dénouement si facile. Mais que pouvais-je faire ? Ce type était un dur à cuire. Il ne parlerait pas s’il pensait que toutes les preuves avaient disparu avec son fils. Garzón attendait à la porte. Il me regarda d’un air interrogateur. J’allai chercher mon manteau.
– Vous avez relâché le garçon ?
– Oui.
– Il y a combien de temps ?
– Une heure.
– Je suppose qu’il doit être chez lui, allons le voir.
Dans la voiture, je mis l’inspecteur au courant. Il était subjugué.
– Nous sommes très près, Petra, je le sens.
– Ne criez pas victoire, il y a une foule de questions qui n’ont pas encore de réponse, une foule de délits qui s’accumulent en attendant un coupable.
– Au moins maintenant, un chemin se dessine.
Emilio était chez lui. Quand il ouvrit la porte, son visage exprima la fatigue, la curiosité, l’exaspération.
– Bon sang, qu’est-ce que vous voulez, maintenant ?
– Ton père a avoué la vérité.
La fille au T-shirt arriva, elle avait pleuré ; elle se plaça à côté de lui.
– Bon, qu’est-ce que vous avez à me dire ?
– Arrête de faire le malin et allons-y. Cette fois, tu ne t’en sortiras pas aussi facilement.
Sa fiancée s’accrocha à ses manches de chemise.
– Qu’est-ce que j’ai fait ?
– Cacher ton frère Juan Jardiel quand la police le recherchait. Tu savais parfaitement que c’était le violeur, il te l’a dit.
– Ce n’est pas vrai ! Mon père n’a pas dit ça.
– Écoute, ne perdons pas davantage de temps, tu raconteras ça au juge.
La fille s’avança.
– Non, vous n’allez pas l’emmener, il n’a rien fait de mal.
Il la retint par un bras.
– Tais-toi !
– Non, je ne me tairai pas, puisque tu t’es déjà fâché contre moi parce que j’ai parlé une première fois, ça n’a pas d’importance que tu recommences.
– Tu aurais mieux fait de te taire !
– Tu serais encore en prison. Tu crois que ton père va faire quelque chose pour t’en sortir ? Ce n’est qu’un porc.
Garzón et moi assistions en silence à la scène. On ne pouvait rien dire pour rendre le piège plus sûr, ou il fonctionnait, ou on faisait demi-tour.
– Tu sais que ce que je dis est vrai, un salaud ; il a pris des risques pour protéger ton frère, mais il n’a même pas pu aller te voir en prison, ou payer ta caution.
Emilio baissa les yeux. La fille se tourna vers moi.
– Son père savait parfaitement ce qu’avait fait Juan, il savait pourquoi on le recherchait. Il l’a caché dans la réserve de boissons et, s’il n’avait pas été assassiné, il lui aurait donné de l’argent pour partir à l’étranger, il avait mauvaise conscience et voulait l’aider.
Il y eut un silence crispé.
– Tu sais que c’est vrai, Emilio, on aurait même dit que ça lui plaisait, que Juan ait été capable de violer et de faire tout ce cirque.
– Tu ne sais pas ce que tu dis, tais-toi, dit-il à voix basse.
– Il vaudrait mieux que tu dises ça devant le juge, Emilio, ce serait mieux pour toi, pour ton père, pour tout le monde.
J’essayais de faire en sorte que ma voix soit douce. La fille me regarda :
– Et une fois qu’il aura déposé, vous le laisserez rentrer à la maison ?
– Je crois que oui.
Je poussai un profond soupir, ça avait marché. J’emmenai les jeunes gens chez le juge, et Garzón partit chercher un mandat d’arrêt contre Ricardo Jardiel.
Nous nous retrouvâmes à dîner. Garzón était nerveux.
– Quand va-t-on interroger cet oiseau ?
– Laissons-le mariner quelques heures, je veux qu’il réfléchisse bien, qu’il voie dans quel guêpier il s’est fourré. Et puis, on ne va pas chinoiser. On lui collera sous le nez une copie de la déposition d’Emilio. Si on veut qu’il se mette à table, il faut qu’il voie les choses en noir.
– Et vous ne croyez pas qu’il suffirait de le lui dire ? Comme ça, on gagnerait du temps.
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