– Tu travailles dans la police ? me demanda-t-elle sans préambule.
Je fus glacée. Je ne leur avais jamais parlé de ma profession. Dire qu’on est policier suffit habituellement à former autour de soi un halo de méfiance. Et c’est pire si on précise qu’on ne s’occupe que de documentation, parce que les gens imaginent alors qu’on ne veut pas avouer la vérité, qu’on appartient à la police secrète et qu’on passe d’une mission secrète à l’autre.
– Comment est-ce que tu l’as su ?
– Ton nom est dans le journal, et comme il n’y a pas tellement de Petra Delicado…
– Je peux voir ?
Elle avait plié le journal à la page concernée. J’en déduisis que bon nombre de commentaires avaient précédé sa question. Le reste des filles attendait, les gestes d’hygiène en suspens, rivé à mes paroles.
« L’inspectrice Petra Delicado appartient au service de documentation dont elle n’a jamais bougé depuis son entrée dans les services de police. L’inspecteur adjoint Garzón est une sorte de pion mobile entre les services et même les commissariats. Il conviendrait de se demander si l’un des deux possède l’expérience requise pour cette affaire. Et il conviendrait de s’inquiéter de savoir s’ils ne sont pas sur le point d’être relevés d’une mission qui les dépasse manifestement. L’affaire du “violeur à la fleur” s’est compliquée de façon incroyable et présente une composante fortement alarmante sur le plan social. De nombreux parents commencent à se demander si le simple fait de sortir dans la rue ne met pas en danger leurs filles. »
Qui signait l’article ? Aucune importance, la presse a le bras beaucoup plus long et plus fort que la loi. Le réseau que forment les journalistes est si dense que même le plancton ne pourrait y pénétrer. Mon visiteur de l’autre jour m’avait délivré un message clair que je n’avais pas su déchiffrer : « Si tu collabores, il est possible que tu te fasses avoir, mais si tu ne collabores pas, tu peux être sûre qu’on ne te lâchera pas. » Le commissaire serait content de lire ça, parce qu’il allait le lire, bien sûr, c’était une question de minutes avant que le papier ne tombe entre ses mains, si ce n’était déjà fait. Je relevai la tête et vis le regard maintenant effrayé que posaient sur moi mes joyeuses compagnes d’autrefois. J’étais une femme policier, qui plus est inexpérimentée, je m’occupais de choses horribles, je transitais par le côté obscur de la vie. Elles ne me regarderaient plus jamais comme avant, ne fredonneraient plus à côté de moi en se montrant à poil en toute camaraderie. Elles auraient aussi peur que des chouettes découvertes dans un grenier.
– Tu crois que vous allez retrouver le coupable ? demanda l’une d’entre elles.
– Bien sûr.
Sur son visage jeune, coloré par l’effort, monta une vague de fureur imprévue.
– Contre le viol, la castration, dit-elle sans se faire prier, et elle regagna le groupe.
– Ne vous en faites pas, je vais non seulement le castrer, mais je vous enverrai ses couilles sous cellophane.
Elles s’offusquèrent un peu, sans savoir comment elles devaient le prendre. Je ramassai mes affaires de très mauvaise humeur et filai. Stupides fillettes heureuses dans leur simplicité ! Bon, j’avais perdu un endroit commode pour me confondre avec le magma extérieur. J’allais devoir changer de gymnase, en supposant que, à partir de ce moment, il y en ait un où Petra Delicado puisse rester une citoyenne anonyme et normale.
Lorsque j’entrai au commissariat, j’étais si énervée que je passai devant Garzón sans le voir. Ce fut lui qui m’appela.
– Vous avez lu le journal ? lui demandai-je, sur un ton désagréable.
– Non.
– Ils nous descendent en flammes.
– Je vois.
– Vous vous y attendiez ?
– Depuis que vous m’avez raconté votre entretien avec le journaliste, je pensais qu’il allait se passer quelque chose de ce genre.
– Franchement, Garzón, je ne comprends pas comment vous faites pour être aussi insensible. Vous ne sentez rien et vous ne souffrez pas. Vous êtes paré contre tout, n’est-ce pas ?
– Non. Il n’y avait pas beaucoup de journalistes, à Salamanque.
– Et alors ?
– Pourquoi êtes-vous si en colère ? Les gens aiment les scandales.
– Jusqu’à présent, j’ai fait mon travail dans l’anonymat le plus total. Je suis terrifiée à l’idée que quelqu’un puisse mettre le nez dans mes affaires, me harcèle pour obtenir des renseignements.
– C’est normal.
Il portait un costume gris épaulé à rayures très fines, mais il aurait tout aussi bien pu arborer la toge des stoïciens. Quelle chance il avait ! Il semblait imperméabilisé contre n’importe quelle averse. Rien ne le freinait ou ne le poussait à accélérer à part ses emportements contre moi. Le reste du temps, il restait joyeusement au point mort, au-dessus du malheur ou du bonheur, et même au-dessus de l’opinion.
– Pour être un bon policier, il faut éviter les passions, lâcha-t-il.
– Et vous en êtes un ?
– J’ai tenu trente ans.
– Vous savez quoi, Garzón ? J’en ai ras le bol de toute cette histoire. Si on nous relevait maintenant de l’affaire, ça ne serait pas plus mal. On est dans l’obscurité la plus totale, sans pistes, sans intuitions, sans un foutu rayon de soleil. Il ne manquait plus que les journalistes par-dessus le marché.
Il prit un air inexpressif. Je recommençai.
– Oui, je sais, inutile de me le dire. Vous ferez ce qu’on vous dira.
– C’est ça.
Ces démonstrations d’impatience ne faisaient qu’indisposer davantage l’inspecteur adjoint contre moi. J’avais tendance à oublier qu’il n’était pas mon allié. Nous n’étions même pas dans le même sac, j’étais son chef et une de ces maudites femmes. Je me trouvais seule dans cette foutue enquête.
– Toutes les filles sont venues ?
– Elles sont toutes les trois dans la salle de réunion.
– Eh bien, voyons si on trouve une idée pour continuer, bon sang.
Mon idée que cela n’avait pas été une bêtise de réunir les trois victimes se confirma. Je pus tout d’abord constater très nettement qu’elles avaient la même apparence physique. Même si elles ne se ressemblaient pas du tout, personne ne pouvait nier qu’elles produisaient la même impression : celle d’une fragilité absolue. Minces, fluettes, des yeux de chien d’aveugle, attentifs, mais qui ne traduisaient pas d’intérêt, c’était comme s’il leur était tombé dessus en permanence une pluie fine qui les aurait mouillées exprès. Il était évident qu’elles n’esquisseraient jamais un geste d’autodéfense. Le renoncement était imprimé dans leurs corps et les empêchait de réagir en ouvrant un parapluie ou en émigrant vers des terres plus sèches.
Je leur dis bonjour en entrant. Paradoxalement à la vie qui leur était échue, elles avaient toutes reçu de jolis prénoms, qui suggéraient le luxe et la séduction. La fille de la cuisinière s’appelait Salomé, la coiffeuse Patricia, et l’étudiante en coupe et confection Sonia. Elles étaient assises chacune de leur côté, évitant de constituer un groupe homogène. Elles ne se regardaient pas, fuyaient le face-à-face. Rien à voir avec des gens touchés par des malheurs ordinaires, victimes d’incendies ou d’inondations. Il n’allait pas être simple de les faire parler.
– Il n’est peut-être pas nécessaire de répéter votre déposition. Mais il y a plusieurs points sur lesquels je souhaiterais vous interroger, comme vous êtes réunies toutes les trois ici, on va pouvoir affiner davantage les choses.
Aucune réponse.
– Vous m’avez comprise ?
Читать дальше