Il y avait tellement de bruit dans le bar qu’heureusement personne ne nous regardait. Garzón murmura une vague excuse et sortit. Il était rouge d’indignation, tellement en colère qu’il ne régla pas les consommations, comme il insistait toujours pour le faire. Au moment où il allait passer le seuil, je lui criai :
– Vérifiez cette histoire de montre !
Je crois qu’il marmotta : « À vos ordres. » Bon, toutes les erreurs possibles avaient déjà été commises, et la bataille des sexes faisait rage. Tout ce qui arrive est-il inévitable ? Et s’il faut éviter certaines choses, était-ce nécessairement moi qui devais m’en charger ? Certainement, j’étais son supérieur, en fin de compte. D’autre part, je ne pouvais tolérer une seule insubordination de sa part. Ce qui allait se passer ensuite était assez prévisible ; Garzón irait voir le commissaire et demanderait à être remplacé. Ce qui fournirait à notre chef une occasion en or pour nous virer tous les deux en même temps. C’était dommage, surtout pour Garzón qui, dans le fond, m’était assez sympathique. Un type original, contradictoire, avec tout son cirque de spécialiste des géraniums et de partisan du contrat social.
Soudain un agent entra et se dirigea vers moi.
– Inspectrice, il y a un homme qui vous demande au commissariat.
– Vous savez ce qu’il veut ?
– C’est au sujet des viols.
– J’arrive tout de suite. Vous voulez un café ? Je vous invite.
Il sourit avec sympathie :
– Non, merci, j’ai déjà pris un rafraîchissement en rejoignant mon poste.
J’adorais le langage officiel des agents, aussi rigide et tarabiscoté que s’il sortait d’un document ancien couvert de signatures et de sceaux, les « individus assassinés qui passent la nuit à leur domicile », l’« inspection oculaire ».
– Il vous attend dans le hall.
Quelqu’un de plus perspicace ou de plus expérimenté aurait su tout de suite qu’il s’agissait d’un journaliste, mais moi, je dus attendre de le voir pour commencer à m’en douter. Il travaillait pour une émission de télévision policière. Aucune spécialité ne le dégoûtait : disparitions, homicides, vols… mais le joyau de la couronne était les viols, susceptibles d’émouvoir le spectateur. Sa supérieure, directrice et présentatrice de l’émission, était une assez jolie femme du même âge que moi, je l’avais vue parfois. Ils pensaient manifestement monter toute une série d’émissions avec nos viols et me demander de collaborer. L’émissaire fut très surpris quand je lui dis que je ne pensais pas leur apporter mon aide.
– Il s’agit de l’émission d’Ana Lozano. Nous sommes numéro un à l’Audimat.
– Je regrette.
– Nos émissions ont beaucoup d’impact.
– J’imagine.
– D’habitude, la police nous apporte son aide.
– Écoutez, il s’agit d’une affaire compliquée et délicate. Nous ne pouvons pas vous donner de renseignements ni nous soucier des informations que vous diffusez.
– Je vous préviens que la série de reportages se fera avec ou sans votre participation. Et puis, si vous ne nous fournissez pas de renseignements de première main, il est possible qu’on oublie des détails, ou qu’on les répercute de manière erronée.
– Si vous dites quoi que ce soit de gênant, ça pourrait aller jusqu’au tribunal.
Il haussa les épaules, sourit. Il n’était absolument pas vexé, c’était la routine professionnelle.
– Bon, je m’en vais. Au fait, vous avez appris quelque chose sur le violeur ?
Je lui souris à mon tour :
– Allez boire quelque chose à ma santé.
Je le plantai là, digérant, imperturbable, ma réplique insolente qui suintait l’omnipotence et la désinvolture. Je prenais peut-être goût à cette histoire de commandement. Commander, c’était bien, cela créait une certaine accoutumance, on pouvait dire des choses qui, dans un autre contexte, seraient passées pour stupides. C’était comme si on ajoutait un charme supplémentaire au jeu du destin. L’inspecteur adjoint avait-il raison ? Avais-je été trop brutale en obligeant ce type à se déshabiller ? Je n’éprouvais aucun remords ; en fin de compte, je n’utilisais pas la force, mais j’inversais subtilement les données d’une situation. Garzón avait fait un bon diagnostic : je profitais du fait d’être une femme. Le cadre était déjà prêt : préjugés, conventions… pour renverser la vapeur, il suffisait d’un peu de pouvoir. Et c’était généralement la partie manquante, la pincée de pouvoir entre des mains féminines. Mais maintenant je l’avais, et si ce n’avait jusqu’à présent été qu’un instrument dont je ne savais pas jouer, à partir de ce jour-là, je commençai à m’intéresser à la partition et envisageai même la possibilité de tirer des accords inédits de la harpe qui, pincée avec sagesse, pouvait parvenir à émettre des sons fastueux.
1. Table ronde pourvue d’une nappe tombant jusqu’à terre et sous laquelle chauffe une résistance électrique, le brasero. ( N.d.T. )
5
Comme il fallait s’y attendre, on ne trouvait pas sur le marché de montres au cadran pourvu de lames ou de poinçons. Personne n’avait jamais entendu parler d’une chose semblable. En suivant notre intuition, nous en avions déduit qu’il s’agissait peut-être d’une montre conçue pour des alpinistes ou pour des plongeurs… mais non. À première vue, cela ressemblait à un nouvel échec, mais à y bien réfléchir c’était mieux ainsi. S’il s’était agi d’une montre fabriquée en série, n’importe qui aurait pu en posséder une. De cette façon, l’arme conservait toutes les possibilités offertes par sa singularité. Et je ne voulais pas m’écarter de l’hypothèse de la montre, elle me semblait trop vraisemblable pour être laissée de côté. Mais la voie était à nouveau bloquée, et je ne savais toujours pas de quel côté me diriger. Je proposai à Garzón d’organiser une confrontation entre les trois filles. Une fois réunies, elles pouvaient faire remonter entre elles des souvenirs occultés, comparer des gestes, préciser des choses ; cela allait forcément permettre d’éclaircir la situation. Garzón, qui n’avait mystérieusement pas demandé à être remplacé, trouva que c’était une bonne idée et m’aida à préparer la réunion.
Il téléphona aux victimes et tenta de faire coïncider leurs horaires. Chaque fois que nous leur demandions de venir, il fallait prévoir des refus tranchants ou des prétextes pour ne pas collaborer. Elles n’avaient certainement aucune envie de revenir sur le passé, de revivre des sensations pénibles. Je supposai qu’aucune d’entre elles n’avait le moindre espoir de voir notre enquête déboucher sur une solution rapide. Elles n’éprouvaient pas non plus le désir de se venger, c’était frappant ; voir le coupable derrière des barreaux ne provoquait pas de réactions positives chez elles. Il s’avérait également difficile de les motiver par le biais de la solidarité : « Enfermons-le pour qu’il n’agresse plus personne. » Elles avaient souffert l’indicible, avaient été profondément outragées, et, pour être solidaire, il faut conserver sa dignité intacte. L’humiliation individualise dans des limites insoupçonnées, c’est la base du conflit intérieur et de l’isolement. Comme Garzón s’occupait des préliminaires, cela m’évita d’affronter les premiers regards de travers. Je croyais sincèrement que réunir les filles serait d’une certaine utilité, sinon je ne l’aurais pas fait, puisque la seule idée de les voir toutes ensemble, ajoutant la honte publique à leur vulnérabilité, suffisait à me déprimer.
Je passai au gymnase avant de me rendre au commissariat. J’avais besoin de relâcher mes tensions et de suer. Une ribambelle de démons aux mains liées s’était cachée en moi, et je devais l’en faire sortir. Quand je pensais à l’interrogatoire qui m’attendait, les courroies me semblaient plus légères que jamais. J’employai mes muscles à fond, me fatiguai. Au moment où je sortais de la douche réparatrice, l’une des jeunes gymnastes s’approcha de moi. Je vis qu’un petit groupe m’observait avec curiosité.
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