– Et une bouture de rhododendron, tu crois que tu pourrais la transplanter ?
Je me trouvai dans l’obligation d’interrompre l’exposé botanique qui s’annonçait.
– Messieurs, je regrette beaucoup de vous déranger, mais il est si tard…
Pepe se leva.
– Je pars, moi aussi je me lève tôt.
Nous nous embrassâmes amicalement, et il prit bruyamment congé de l’inspecteur adjoint Garzón. Je le raccompagnai à la porte et, au retour, constatai que Garzón s’apprêtait lui aussi à partir.
– J’ai sélectionné sur la liste quelques types qui me semblent intéressants. Si vous êtes d’accord, je peux m’arranger pour que vous les interrogiez demain matin à neuf heures.
– Cela veut dire que vous allez devoir vous lever très tôt.
– Je suis habitué à peu dormir. Votre frère est très sympathique, ajouta-t-il avec malignité.
– C’est mon deuxième ex-mari, il n’entre pas dans la catégorie des frères.
Il eut un sourire ironique. Je me sentis intérieurement indignée. C’était une chose qu’il veuille maintenir notre relation professionnelle sur un mode glacial, et une autre qu’il prétende m’attaquer. Je regardai derrière les rideaux de la fenêtre sa petite voiture refuser de partir. Je décidai de faire la sourde oreille s’il m’appelait à l’aide. Mais elle finit par démarrer et se perdit en bas de la rue, envoyant de petits nuages de vapeur par le tuyau d’échappement usé. Je soupirai. Sur la mesa camilla reposaient les photos de ces inconnus. Dans l’air flottaient encore les effluves de l’eau de toilette bon marché et la légère odeur d’encens que dégageaient toujours les pull-overs de Pepe. Je m’inquiétai, cela faisait beaucoup de présences étrangères, trop pour le saint des saints de Poblenou. Je ramassai les mégots et le service à café de mauvaise grâce. J’allais mettre un peu de musique avant de dormir, mais je pensai que, après cette prosaïque réunion de travail, elle semblerait banale et impure, comme de célébrer une noce dans un bordel. Vu à travers la vitre, le jardin avait l’air d’un trou menaçant. Il y avait là les géraniums, désolés comme Lazare, attendant que ces deux Christ de pacotille parviennent à les faire revivre.
Afin de gagner du temps, nous nous répartîmes le travail. Garzón interrogerait certains des hommes dans la salle de réunion, et moi les autres dans mon bureau. Lorsque quelqu’un est en liberté provisoire et qu’on le convoque pour faire une déposition, il prend habituellement les choses assez à cœur. J’appris cet axiome tellement simple en ce matin de janvier, après avoir reçu en un instant plus de regards haineux qu’on ne m’en avait jamais adressés. Je remarquai l’immense lassitude de ces individus, à quel point ils étaient conscients que personne n’attendait de les voir changer. Ils étaient marqués à vie, devenus de la chair à canon qui avait un mal fou à prouver son innocence de façon naturelle. Ils titubaient, tournaient la tête et dissimulaient le regard, comme d’honnêtes citoyens qui ne peuvent se trouver devant un douanier sans se sentir coupables. De mon côté, je me rendis compte que je devais déployer une grande patience, parler lentement, insister : « À quelle heure es-tu rentré ? À quelle heure es-tu sorti ? Qu’étais-tu venu faire ? » Tout ce qu’ils pouvaient dire était enregistré par le magnétophone. Des heures entières de voix pâteuses, d’accents vulgaires, de logorrhée déclenchée par la nervosité, de doutes et de bredouillements. Et ma propre voix, que j’écoutais avec une certaine stupeur, ce ton inquisiteur qui ressemblait davantage à celui d’une maîtresse d’école qu’à celui d’un policier, imperturbable, avec des pauses qui me semblaient significatives, une comédie assez pathétique.
Au milieu d’un de ces épisodes exténuants, la tête de Garzón apparut dans l’embrasure.
– Vous permettez ? demanda-t-il, et cette formule me sembla tellement anachronique que je ne sus que répondre.
– Je vous ai demandé si vous permettiez.
– Bon sang, Garzón, entrez !
Il marmonna sous sa moustache, à un millimètre de mon oreille et à voix très basse :
– Un type vient d’avouer.
Je le regardai d’un air surpris, son visage n’exprimait rien. Je demandai à un policier d’emmener l’homme qui se trouvait avec moi, et nous sortîmes dans le couloir.
– Il a avoué, vraiment ?
– C’est un type bizarre, mal embouché et agressif. Je suppose qu’il en a marre d’être convoqué pour des interrogatoires et qu’il a décidé de s’amuser un peu avec nous.
– Et pourquoi est-ce que vous voulez que je vienne ?
– Il a avoué, et c’est vous le chef, c’est à vous de dire ce qu’on doit faire.
C’était bien de Garzón, ça, il me jetait aux lions en toute conscience. C’était moi le chef, voilà où le bât le blessait et le blesserait toujours.
– D’accord, allons-y.
J’avais les jambes tremblantes, un type givré agressif avec des antécédents pour des affaires de mœurs et animé de mauvaises intentions, c’était peut-être trop pour moi. Quand nous entrâmes, deux policiers l’obligèrent à se lever. Garzón me présenta :
– L’inspectrice Delicado, qui va t’interroger.
Il me regarda droit dans les yeux, et je pus le voir très nettement. Il était grand et assez beau, avec un air de défi.
– Assieds-toi.
Il s’assit et posa les mains sur ses genoux, un sourire ironique aux lèvres.
– Alors c’est toi.
– Oui, je l’ai déjà raconté à ce flic.
– Eh bien maintenant, raconte-le-moi à moi.
– Quoi, encore !
Le mépris était chez lui comme de la salive, une sécrétion naturelle.
– Commence par dire ce que tu as fait aux dates qui nous intéressent.
Il vit rouge.
– Écoutez, ça suffit ! Toutes ces histoires, je les ai déjà racontées, elles sont enregistrées là, pourquoi est-ce que vous ne les écoutez pas et que vous ne me fichez pas la paix ?
– Sois correct avec l’inspectrice !
– Laissez, Garzón, laissez.
Je m’assis, déboutonnai ma veste.
– Avec quoi tu les as marquées ?
Il s’arracha en silence une petite peau à un doigt, en y consacrant toute son attention.
– Réponds, s’il te plaît.
Il me lança un regard moqueur.
– Je ne m’en souviens pas.
Garzón cessa de se contenir et se dirigea vers lui.
– Écoute…
Je le coupai doucement.
– S’il vous plaît, inspecteur adjoint, venez vous asseoir près de moi.
Je m’adressai au prévenu pour lui demander :
– Fais un effort de mémoire.
Il concentra son regard d’acier et dit :
– Avec une montre.
Mon esprit prit son élan, je réfléchis.
– Sois plus précis.
– Avec une montre, quoi. Vous ne savez pas ce que c’est qu’une montre ?
– Tu les as marquées avec une montre conçue à cet effet, c’est ce que tu veux dire ?
– Bien sûr, ça ne pouvait pas être une montre normale !
– Tu es capable de me la décrire ?
– Oui, elle a deux aiguilles et un remontoir.
– Je vois.
De ma place, je pouvais entendre grincer les mâchoires de Garzón.
– Et où est-ce qu’on te l’a faite ?
Il cessa de sourire. Il saisit le dossier de sa chaise à deux mains et effectua un tour forcé de la moitié du corps. Il éleva la voix.
– Écoutez, j’en ai ras le bol de cette histoire. Je vais vous dire ce que j’ai fait. Je les ai d’abord transpercées avec ma queue et après avec ma montre. Les nanas n’en avaient jamais assez et elles en redemandaient, alors j’ai ouvert leurs chattes dégoûtantes et je la leur ai mise, voilà ce que j’ai fait. Et elles se sont toutes éclatées, ne croyez pas qu’elles pleuraient.
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