Je me vis devant un travail énorme, répétitif, c’était comme de recommencer cent fois à zéro. Une vague de paresse m’envahit, une bouffée me montait au cerveau. Combien d’autres démarches de routine allions-nous devoir effectuer, en avançant dans le noir ? Je me rendis compte que je ne m’étais pas vraiment investie dans l’affaire, que je me ferais à l’idée de l’abandonner dès qu’on me le demanderait, ce qui n’allait pas tarder. C’était pour cela que je me sentais indolente, cela revenait à aménager un terrain extrêmement abrupt afin de permettre à d’autres d’emprunter la route aplanie. Et surtout maintenant que l’affaire avait pris de l’importance à cause de la presse. Nos jours étaient comptés, et je désirais peut-être qu’il en fût ainsi, nous avions eu plus que le temps de jouer aux gendarmes. J’avais cru qu’il serait très dur de résister à l’ambiance sordide d’une enquête de police, mais je commençais à prendre conscience du fait que le plus dur était la terrible monotonie, l’ennui, la sensation continue de retour en arrière. Garzón était toujours aussi satisfait, faisant ce qu’il avait fait toute sa vie sans avoir l’air gêné le moins du monde. Une femme rat de bibliothèque et un préretraité qui venait d’arriver de Salamanque. L’étonnant était que nous soyons toujours chargés de l’affaire. L’inspecteur chef ne nous en avait probablement pas dessaisis pour ne pas donner aux journalistes matière à le clouer au pilori au milieu des spéculations.
– Que pensez-vous de toute cette documentation, inspecteur adjoint ?
Il dodelina de la tête, étalant les dossiers devant lui.
– Je dois dire que c’est une affaire compliquée.
– C’est aussi mon avis. Un psychopathe violeur en série, c’est bien plus que je n’en attendais pour faire mes débuts. Je pensais que ce genre de choses n’arrivait que dans les films.
– Vous savez, moi non plus je n’avais pas rencontré beaucoup de psychopathes, à Salamanque. Mais si vous me permettez de parler franchement, je crois que ce type n’est pas fou. Je pense que c’est plutôt un petit bourgeois qui en a assez de ce qu’il possède, incapable d’obtenir des satisfactions. Alors il va dans les quartiers ouvriers, choisit une fille d’une condition sociale inférieure à la sienne, ça le change, et il s’amuse.
– Quel marxiste vous faites, Garzón !
Il m’adressa un regard inexpressif de merlan frit. C’était la dernière chose qu’il avait besoin d’entendre.
– Jamais, de toute ma vie, je n’ai fait de politique, d’aucune sorte que ce soit. J’ai toujours obéi strictement aux ordres de mes supérieurs et fait mon devoir.
Il était vraiment fâché. À ce stade-là, il se demandait ouvertement pourquoi, parmi tous les membres des forces de police, il était tombé sur moi.
– Ne vous méprenez pas, j’ai simplement voulu dire que, pour vous, l’explication sociale des faits est déterminante.
– En fait, je n’aime pas me tromper. Il est vrai qu’il y a dans le coin un tas de types tarés, fous à lier, mais les pauvres ne perdent pas leur temps à tatouer des fleurs sur les corps des filles. Ils sont plus directs.
– Ne croyez pas ça, chacun fait ce qu’il peut avec son imagination, pour cela il n’y a pas de classes. Il existe entre les filles un point commun qui me conduit à penser à un déséquilibré. Elles sont toutes trois fragiles comme des statuettes de cristal, cet homme n’ose pas affronter une femme vigoureuse, Garzón.
– Possible.
Je vis que son ballon de cognac était vide. Je le lui remplis d’autorité. Il fit mine de ne pas s’en apercevoir et empila les dossiers sur la table.
– Bon, tout ceci est classé, on peut commencer demain. Si on trouve quelqu’un qui correspond, ce serait bien de procéder à une identification de suspects.
– Mais il avait le visage masqué…
– On leur ferait porter un masque ; peut-être à la corpulence… Ah ! inspectrice, il y a une journaliste de télévision qui me tourne autour, la directrice d’une de ces émissions sur les faits divers.
– Vous lui avez dit quelque chose ?
– Oui, qu’on n’est pas aux États-Unis, qu’ici les policiers ne s’occupent que de leurs enquêtes.
– Bien répondu.
– Mais elle reviendra.
– Peut-être que, d’ici là, on ne sera plus chargés de l’affaire.
– Vous recommencez avec ça ? Écoutez, ça m’est égal, ce qu’ils vont faire de nous, je travaille là-dessus pour l’instant parce que c’est mon devoir, mais si on me dit d’aller ailleurs, je le ferai sans discuter.
– Le chef a toujours raison ?
Il était sur le point de m’envoyer me faire voir quand on sonna à la porte. Garzón sursauta, mais j’imaginai tout de suite qui cela pouvait être à cette heure. Je fis entrer Pepe, qui se prenait tranquillement dans ses propres pieds. Je présentai les deux hommes l’un à l’autre par leur prénom sans plus d’explications.
– Je suis venu sauver les géraniums, dit-il.
– Il était indispensable de procéder à un sauvetage nocturne ? lui demandai-je.
– Non, ça n’a pas d’importance, mais comme tu n’es jamais chez toi dans la journée…
Garzón ne semblait pas avoir l’intention de s’en aller. J’étais coincée et dus proposer un café à Pepe. Il accepta, ravi. En passant à la cuisine, je les laissai seuls et pensai qu’il pouvait arriver n’importe quoi. À ma grande surprise, à mon retour, un air glacé s’était emparé du séjour vide en pénétrant par la porte du jardin, grande ouverte. Je les retrouvai là tous les deux, penchés sur les cadavres présumés des géraniums, échangeant allègrement des impressions comme s’il s’était agi d’un déjeuner sur l’herbe *. Garzón disait quelque chose que je ne pus entendre et frottait de la terre humide sur les tiges en leur faisant une sorte de massage. Je ne comprenais rien à ce qui se passait, mais je me rendais compte que c’était l’une des situations les plus ridicules que j’aie connues, et je n’étais pas disposée à tolérer ça. Pepe devait s’en aller, seul, car je me méfiais de ce qu’il aurait pu raconter à Garzón s’ils partaient ensemble. Je me resservis un café, montai le chauffage. Ils étaient toujours dehors, échangeant des conseils agricoles et tripotant les plantes qui étaient l’emblème de mon nouveau foyer. J’attendis avec une patience franciscaine, et ils ne se décidèrent à rentrer qu’au bout de vingt minutes. Ils allèrent joyeusement se laver les mains. Garzón reprit du café.
– Ton collègue dit que ce n’est pas la peine de les arroser avec de l’eau chaude comme je pensais te le conseiller, que rien qu’en massant la tige avec de la terre, d’habitude ils réagissent. Il s’adressa à Garzón. Où as-tu appris tous ces trucs de jardinage ?
– Mes parents étaient agriculteurs, dans un village près de Salamanque.
– Je ne suis qu’un amateur. Cette histoire de ressusciter les géraniums, c’est un client de mon bar qui me l’a racontée, il fait des cultures sans utiliser d’engrais chimiques.
– Tu as un bar ?
– C’est mon gagne-pain. Tu saurais aussi tailler un ficus nain ?
– Je crois que oui.
– On m’en a offert un, et je ne sais pas où mettre les ciseaux.
– Pas les ciseaux ! Le ficus nain a une sève très liquide, et la coupe nette obtenue par le métal pourrait provoquer une hémorragie. Il faut le faire avec les doigts et colmater la blessure avec du coton.
– Dis-donc, ça a l’air incroyable !
Je n’osais même pas les interrompre. Une irrépressible sympathie commune était manifestement née entre eux. Je continuai à assister à la représentation, inhabituelle, qui montrait un Garzón souriant, presque heureux. Son visage n’était pas désagréable sous ce jour nouveau. Ses yeux acquéraient un air vif, et sa moustache remontait en perdant une partie de sa férocité de lamantin. Il était évident qu’il s’agissait d’un homme cordial et que son seul problème, c’était moi. Je faisais sortir de lui les pires humeurs que son corps massif pouvait sécréter, je le lestais de funestes présages en le gonflant littéralement. Je ne me rappelais pas avoir jamais inspiré aussi peu de sympathie à quelqu’un. Mais j’avais essayé d’être aimable, neutre, polie. En vain. À partir de cet instant, je renonçai à tout stratagème, je comprenais que notre non-rencontre était inévitable et je ne pensais pas prendre de cours accélérés de jardinage pour lui faire plaisir. De toute façon, qu’on nous retire l’affaire ou que nous parvenions à la résoudre, quand tout cela prendrait fin, je ne reverrais plus jamais Fermín Garzón, ou juste en passant.
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