– Il ne sait rien, mais si ça avait été le cas, je ne crois pas non plus qu’il aurait ouvert la bouche. Il m’a tout l’air d’être un… drôle d’oiseau.
Cette hésitation me fit comprendre que c’était le mot « salopard » qui aurait dû résonner, mais l’inspecteur adjoint continuait à faire des concessions à ma féminité. Nous nous rendîmes dans le deuxième bar inscrit sur sa liste, qui ne se révéla pas être un salon de thé non plus. Jusqu’à présent, je ne m’étais pas rendu compte de la maîtrise qu’avait mon collègue de ce qu’on appelle « la rue » en langage policier. Le ton qu’il adoptait au cours des interrogatoires était neutre mais ferme, et il faisait preuve d’une amabilité souple qui se transformait en menace voilée à la moindre négligence de son interlocuteur. Il n’était ni insolent, ni trop cynique, ni trop poli. Il avait beaucoup fréquenté les bars dans sa vie, cela ne faisait aucun doute. Dans celui-ci, le patron était un type assez quelconque qui insista pour nous offrir une bière, mais ne nous dit rien. Il ne savait rien et ne connaissait personne qui aurait pu nous aider.
Au cinquième, je pensai que j’allais avoir une crise de désespoir. Théoriquement, un « ratissage des bars » aurait pu être quelque chose de plaisant, à mi-chemin entre la sociologie et le bain néoculturel. Mais les théories se fondent toujours sur le qualitatif et négligent complètement l’effet de répétition. J’en avais assez des murs décrépis, des comptoirs glacés, des questions toujours semblables de l’inspecteur adjoint. J’en avais ras le bol de la musique stridente et de la bière. Il était presque une heure du matin, et je commençais à me demander si tout ce temps serait compté en heures sup ou comme une journée normale, bien que le plus probable était qu’il ne nous serait pas payé du tout, étant considéré comme une des servitudes du métier. Je ne pouvais pas demander ce genre de renseignements à mon collègue, nos rapports ne le permettaient pas. Nous continuâmes donc à avaler de la bière parmi des jeunes issus de différentes tribus urbaines, qui avaient complètement perdu la mémoire devant nos questions.
– Vous croyez qu’on va quelque part, comme ça, Garzón ? finis-je par demander.
Il me regarda comme s’il trouvait que la question ne nécessitait pas d’explications. Il s’arma de patience, soupira.
– Vous savez, dans les affaires de viol, le contact avec les gens ne donne pas de très bons résultats. Ils ne savent jamais rien, et puis ils considèrent que la question est grave et sont paralysés par la peur, ils n’extrapolent pas, ne donnent pas d’indices dont ils ne soient pas vraiment sûrs. D’autre part, il est logique qu’ils n’aient rien à dire, ce sont des choses qui arrivent dans le plus grand secret. En cas de vol ou de contrebande, c’est une autre histoire, alors la solution des indics est la bonne. De toute façon, il faut obligatoirement en passer par là, éliminer les possibilités au fur et à mesure.
Je lui adressai un regard de curiosité, assez impressionnée par sa sagesse.
– Vous avez déjà travaillé avec des indics ? lui demandai-je.
– C’est ma spécialité, je leur inspire confiance. C’est ce que je fais en ce moment pour l’affaire de la contrebande de tabac.
– Ah oui ! Comment ça marche ?
– Je me débrouille.
J’avais mal aux pieds. Trois heures perdues dans la tâche obligatoire de l’élimination. Trois heures à piétiner dans les bars de jeunes, qui, d’une certaine façon, n’étaient pas une nouveauté pour moi. C’était un milieu que je connaissais, mon tout récent deuxième ex-mari n’était pas pour rien propriétaire d’un local écologiste, pacifiste, anarchisant, où, avec les cocktails traditionnels, on servait des boulettes au gluten de blé pour l’apéritif. C’était moi qui le lui avais offert, et cela lui avait permis d’assurer sa subsistance. Pepe avait achevé ses études de sociologie, mais, en toute logique, il n’avait jamais songé à chercher du travail dans ce secteur. Je l’avais rencontré au bar des tribunaux, toujours bondé, où il travaillait comme garçon. Nous nous étions plu, je pensais qu’il serait un antidote idéal au sérieux de ma vie passée. Quelque temps plus tard, quand nous décidâmes de nous marier, je lui proposai d’utiliser une partie de l’argent que m’avait rapporté la vente de l’appartement que je possédais en commun avec Hugo pour monter le bar de ses rêves. Il s’associa avec un de ses amis maghrébin, Hamed, et ils ouvrirent l’Efemérides, lieu où sa philosophie et son savoir-faire faisaient merveille. Il était heureux, il pouvait frayer avec des gens de son âge, de son style : néonaturalistes ennemis de la science, objecteurs de conscience, partisans des Verts, stoïques modernisés, antinucléaires et amateurs d’activités les plus incroyables. Une confrérie un peu minable mais à l’amitié fraternelle. Cette nuit, nous n’avions rien tenté auprès de ce genre de tribu, bien qu’il soit assez improbable qu’un ami des filles violées soit sorti de l’Efemérides. De là ou de n’importe lequel des autres bars que nous avions visités, parce que en réalité ces filles n’avaient pas l’air de s’être jamais approchées d’aucune tendance urbaine, elles étaient trop anodines, grises, comme emportées par le torrent de la ville, sans aucune plate-forme à laquelle s’accrocher.
Nous avions terminé. Il ne restait plus de noms sur la liste de Garzón. J’étais si déprimée, frigorifiée et épuisée que je demandai à l’inspecteur adjoint d’entrer dans un dernier bar, cette fois sans motif policier, juste pour prendre un peu d’alcool fort qui tuerait l’effet effervescent de toute cette bière.
– Demain, on se lève tôt, objecta-t-il.
– D’accord, si vous ne voulez pas venir, j’irai seule.
J’entrai dans un bar musical qui avait piètre allure, un de ces espaces tristes conçus pour que les gens mûrs et solitaires puissent draguer sans s’engager à rien. Il y avait des femmes chargées d’années et de kilos, voyantes et apprêtées, et des quinquagénaires à moitié chauves en costume d’alpaga et grosse Rolex d’imitation.
– Un cognac, demandai-je.
Du coin de l’œil, je vis que Garzón m’avait suivie. Il s’accouda au comptoir à côté de moi et prit la même chose. Nous ne nous adressâmes pas la parole. Il n’y avait pas grand-chose à dire. En musique d’ambiance, on entendait un de ces boléros archirebattus et sirupeux. « Dis-moi pourquoi nous nous sommes séparés. Dis-moi pourquoi le temps a joué avec notre amour. » Un type vraiment répugnant tripotait le camée qui pendait au cou charnu d’une femme. Il le soulevait, puis le laissait retomber sur l’imposante poitrine à peine voilée par un léger chemisier en soie artificielle. Je regardai Garzón, absorbé dans ses pensées, qui buvait à petites gorgées le malheur qui suintait dans ses yeux, vitreux et éteints. J’en déduisis que le boléro remuait sa solitude intérieure.
– Bonne musique, n’est-ce pas ? dit-il pour dissimuler sa surprise soudaine en constatant que je l’observais.
Je sifflai. Il tourna franchement la tête dans ma direction, étonné une nouvelle fois par ma stupidité.
– Les boléros racontent toujours l’authentique réalité de l’amour. Si vous faites attention aux paroles, vous verrez que tout est là.
C’était à mon tour d’être étonnée. Je ne jugeai pas correct de lui dire que je trouvais cette musique grotesque et vulgaire.
– Je n’y avais pas pensé.
– Eh bien, pensez-y.
« Personne ne saura jamais à quel point je t’ai aimée, personne ne saura jamais jusqu’où ma passion est allée. »
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