– La fille a déclaré qu’il s’était auparavant livré à des attouchements sur la partie supérieure du corps, dit Garzón.
– Par exemple ?
– Des succions mammaires et des choses dans le genre.
– Vous voulez dire qu’il lui a peloté les seins ? C’est ça ?
Il me jeta un regard d’antipathie.
– Oui, c’est ça.
Bon sang, d’où ce flic sortait-il ? Du séminaire ? Pourquoi le sort me l’avait-il précisément désigné ? Il y avait maintenant beaucoup de femmes qui travaillaient dans la police, et il avait dû en croiser plus d’une, parler avec elles. Nom d’un chien, pourquoi dire « succions mammaires » ? Ne lâchait-il jamais un gros mot devant une femme ? Disait-il « zut ! » au lieu de « putain ! », dans les moments de tension ?
– Le violeur a-t-il joui ? Je veux dire, a-t-il laissé s’écouler son sperme dans le corps de la femme ? demandai-je avec mauvaise grâce.
– Il semble que non. La fille vient de sortir du dispensaire, elle est avec une assistante sociale. On nous laissera l’interroger à nouveau dans une heure.
– À nouveau ? Quelqu’un s’en est déjà chargé ?
– Le commissaire.
– Premier avertissement, vous allez voir qu’on va bientôt retourner à notre routine habituelle.
Il ne répondit pas. Nous avions une heure à tuer, je faillis prendre le large et le laisser là. Mais j’essayai de retrouver mon calme. Nous nous dirigeâmes vers la machine à café.
– Vous le prenez avec du lait ?
– Oui.
Nous nous assîmes sur un banc dans le couloir, comme deux élèves exclus du cours.
– Dites, Garzón, pour parler sincèrement, vous n’éprouvez pas tellement de sympathie pour les femmes, n’est-ce pas ?
Il me regarda avec un air de réelle panique. J’éprouvai le besoin de préciser immédiatement :
– Je veux dire que vous préféreriez travailler avec un collègue masculin, avoir un homme pour chef.
On aurait dit que je lui avais donné la possibilité d’extérioriser une chose à laquelle il avait longuement réfléchi. Il se retourna vers moi, les lèvres tachées de café :
– Écoutez, inspectrice, pour parler clairement comme vous me le demandez, je vais vous dire ce que je pense vraiment. Je ne suis pas macho, que les choses soient claires, je trouve qu’il est tout à fait légitime que les femmes travaillent ; c’est normal, je l’accepte, c’est très bien. Mais ensuite, sur le terrain, avoir des femmes pour collègues dans certains métiers rend les choses très difficiles.
– Pourquoi ?
– Vous vous souvenez de la RENFE1 ? D’après les nouvelles normes, une femme peut être porteur, machiniste, graisseur… mais que s’est-il passé ensuite, dans la pratique ? Eh bien, les femmes n’avaient pas la force physique d’effectuer certains travaux, et il fallait les aider, elles avaient besoin de vestiaires séparés pour se changer… bref, c’était le bazar.
– Je ne vous comprends pas, quel est le rapport avec nous ? Dans notre métier, la force n’est pas nécessaire, on n’a pas besoin de se changer et…
– C’était un exemple, dans notre travail, il y a d’autres problèmes.
– Devoir dire se livrer à une succion au lieu de sucer, c’est ça qui vous dérange ?
– Ça me gêne un peu, oui.
– Eh bien, ne vous privez pas pour moi, inspecteur adjoint, moi aussi je dis putain, bordel et nom de Dieu.
Il avala visiblement sa salive.
– Vous entendre le dire, ça me gêne aussi, comprenez-moi, il doit s’agir d’une question d’éducation.
– Et qu’est-ce que vous voulez que je fasse, que je m’exprime par signes ? Le résultat pourrait être encore plus choquant.
Il fit des grimaces pour signifier qu’il perdait patience.
– Ne me rendez pas les choses plus difficiles, nous sommes justement en train de nous occuper d’une affaire de viol, et les allusions sont continuelles. Et puis il n’y a pas que ça, avec un homme on sait de quoi parler, même si ça n’est que de foot, mais avec vous… Et puis, il n’y avait pas beaucoup de femmes au commissariat de Salamanque, juste les employées du service des cartes d’identité.
Soudain j’eus pitié de lui, de ses efforts pour transformer les préjugés en arguments rationnels, de son hostilité défensive envers moi. Je le comprenais. Mais il est très dangereux de comprendre d’abord et de s’apitoyer ensuite. Et je m’étais promis de ne plus jamais le faire.
– Vous pouvez rentrer chez vous. Je crois que je peux me débrouiller seule pour interroger la fille.
Il n’y comprenait rien. Il restait bouche bée comme si on lui avait ordonné de se jeter à la mer. Moi non plus je ne comprenais pas grand-chose à ma réaction, mais je savais qu’il était indispensable de me tenir sur mes gardes dès l’apparition des premiers symptômes de pitié. Dostoïevski voyait là l’unique salut possible pour l’être humain, mais il ne parlait de toute évidence pas de la femme.
– Comme vous voudrez, dit l’inspecteur adjoint.
Il était vexé, se leva et s’éloigna dans le couloir, entouré d’un halo d’injustice qui se voyait à cent mètres. Moi, de mon côté, je me sentais assez mal. Je n’avais pas fait ce qu’il aurait fallu, qui aurait été de lui hurler : « Écoutez, Garzón, arrêtez vos conneries sur la RENFE, je suis votre chef, alors laissez tomber ces bêtises et soyez naturel ! »
Les gens acceptent bien mieux les esclandres que la froideur policée. Mais je m’étais interdit le repentir tout autant que la pitié, aussi arrêtai-je net le cours de mes pensées et allai-je me chercher un autre café. J’observai le fonctionnement des petites merveilles de la mécanisation dans l’appareil, progrès assez inutile puisque le personnel au grand complet continuait à traverser la rue pour aller au bar où, hormis l’excitation de la caféine, il pouvait compter sur des stimulants tels que la conversation et le bruit.
Le vent de furie provoqué par la colère muette de Garzón soufflait encore sur son passage. Une fonctionnaire m’appela, la victime était prête à faire sa déposition. Je lançai le petit gobelet en plastique dans la corbeille et me dépêchai. Toute cette histoire désagréable sur les femmes avec l’inspecteur adjoint m’empêchait de me concentrer sur l’affaire. Ou peut-être s’agissait-il de la certitude qu’on allait me la retirer. Si cette dernière devenait celle d’un violeur en série, elle allait bientôt faire du bruit, et on me l’enlèverait, à moi et, bien entendu, à mon belliqueux collègue. Que conviendrait-il de faire alors ? Protester ? Ça ne marchait finalement pas si mal à la documentation, j’y retournerais.
Devant la deuxième victime, l’impression laissée par la première se confirma : une petite souris effrayée et sans défense prête à s’enfuir. Elle n’était pas accompagnée, ses parents étaient partis. D’après ce qu’elle me dit, un de ses frères passerait la chercher dès que nous la laisserions s’en aller. Elle avait les cheveux frisés et décolorés, abîmés par la laque et les permanentes agressives. Dix-sept ans à peine. Comme la première, elle ne semblait pas avoir très envie de parler. Elle travaillait dans un salon de coiffure du quartier.
– Je fais les shampooings et j’aide au ménage du salon. Le soir, je ferme.
Le violeur l’avait surprise après cette dernière tâche. D’après ce que j’avais constaté dans les dossiers d’affaires précédentes, un bon nombre de viols ont lieu le week-end, à la sortie des bars et des discothèques. Cela permettait d’orienter plus facilement les recherches. Les auxiliaires de police se répartissaient entre les lieux de divertissement, dans le cercle des amis, allaient voir un jeune homme dont le comportement aurait attiré l’attention la veille, un voyeur. Cette voie n’était pas envisageable dans ce cas. Mais on ne pouvait écarter la question des amitiés et des relations de la jeune fille, particulièrement maintenant qu’il y avait deux victimes présumées du même violeur. La marque devenait un lien évident entre ces deux filles qui ne se connaissaient pas du tout.
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