– Joli panorama. Ces jeunes gens ne voient pas la vie en rose. Vous ne trouvez pas ?
L’inspecteur adjoint Garzón ne saisissait pas ce que je voulais dire.
– Qui la voit en rose ?
Maintenant il allait me dire que lorsqu’il était petit il devait traîner un chariot plein de sacs ou d’autres atrocités dans le genre. Mais non, il se tut. C’était moi qui voyais la vie en rose, fille à papa tombée dans la police par hasard ? « Une authentique intellectuelle », comme l’avait dit l’inspecteur chef ? Je me voyais contrainte de ne pas baisser ma garde, sinon j’avais devant moi le regard canin de Garzón qui m’observait.
– Il semble clair que les entretiens avec tous ces jeunes ne nous ont menés nulle part. Vous suggérez une autre piste ?
Il me regarda en haussant ses sourcils de médecin de campagne.
– Et ne me dites pas que vous ferez ce que je vous dirai, ça, je le sais.
Il rougit légèrement, agita la tête :
– Moi, j’irais voir dans les bars de la Verneda. Le type pourrait être un habitué de l’un d’entre eux. Peut-être a-t-il bu cette nuit-là pour se donner du courage.
– Très bien, alors ne perdons pas de temps, on peut y aller maintenant.
Il eut un air d’ironie contenue, comme s’il s’était moqué de moi.
– Inspectrice, le genre de bar dont je parle n’ouvre que la nuit, comme vous devez le savoir.
Je fis comme si je n’avais pas remarqué l’impertinence.
– D’accord, eh bien, on se verra ce soir. Dites-moi où et à quelle heure.
L’initiative nocturne me tuait. J’avais pensé passer une soirée tranquille dans ma nouvelle maison. Je ne trouvais pas le moment opportun pour en profiter, m’y intégrer, commencer à lui imprimer ma marque. Envisager ce style de vie n’avait-il été qu’une chimère ? Je me refusais à admettre un cliché d’une telle ampleur. L’affaire des viols n’était qu’une conjoncture passagère, après, les choses reprendraient leur cours normal. Et ce cours, je me proposais de le contrôler, comme un fleuve. Pas de débordements imprévus, de dégel ou de sécheresse, un flux régulier et modéré.
Je rentrai chez moi dans l’intention de me reposer un peu, de prendre une douche, de dîner. Je devais m’armer de patience devant la perspective affolante de sortir la nuit avec Garzón le séducteur. Pourvu que je ne rencontre pas Hugo dans la rue, il m’aurait été insupportable de l’avoir pour témoin de cette activité professionnelle peu reluisante. J’allumai le chauffage et regardai les géraniums gelés. Peut-être Pepe était-il venu avec sa méthode pour les ressusciter et il ne m’avait pas trouvée. J’allai dans la cuisine où je pris un sachet de soupe toute prête. « Les soupes qui font un foyer », annonçait un en-tête en lettres colorées. Au-dessous, la photo d’une femme séduisante qui tenait une soupière fumante à deux mains. Elle et sa soupière formaient le foyer, que demander de plus ? Je n’avais même pas besoin des géraniums.
Après le dîner, je pris un bain dans lequel j’avais fait dissoudre des sels à la fraise. C’était bien, comme de faire partie d’une macédoine sensuelle. Je fermai les yeux. Combien de temps cela allait-il prendre avant qu’on nous retire l’affaire ? Nous laisserait-on seulement la moindre chance de la résoudre ? Il devait y avoir une sacrée pagaille au commissariat pour que cela ne soit pas déjà fait. Certes, à ce stade de ma carrière, je m’étais résignée à ne pas participer au service actif. Mais l’idée de perdre cette affaire maintenant provoquait en moi une légère rébellion intérieure. Que se passait-il ? Étais-je en train de prendre goût au groupe des homicides ? Il ne semblait pourtant pas présenter tellement d’avantages : horaires irréguliers, ambiances déprimantes, responsabilités plus lourdes. Le tout, loin de la brillante théorie du mal que l’on pouvait échafauder avec des livres et des archives au service de documentation.
Le téléphone sonna. Je pensai tout de suite qu’il s’agissait de l’inspecteur adjoint, mais c’était Hugo. Il avait besoin de renseignements supplémentaires pour remplir l’acte de vente. Il ne se souvenait vraiment pas de mon numéro de carte d’identité ? Il figurait pourtant sur l’un des papiers de notre acte de divorce, il n’avait donc pas voulu se donner la peine de le chercher, ou il souhaitait me parler pour une raison quelconque. Il se montrait aimable et même détendu, le thème de son mariage imminent ressortit. Il était très occupé par les préparatifs. Ils iraient en lune de miel à Paris, et les affaires du bureau devaient continuer à fonctionner en son absence.
– Elvira est très classique, elle ne veut pas aller dans un pays exotique, elle trouve ça vulgaire. Elle veut se promener au bord de la Seine, dîner dans les restaurants du Quartier latin.
C’était la première fois qu’il mentionnait son prénom, il sonnait bien. Quand nous étions mariés, il avait essayé à plusieurs reprises de me faire changer le mien par voie légale. Il trouvait que Petra n’était pas très distingué ; que ce soit le prénom de ma grand-mère était un accident qui ne devait pas peser sur ma vie. Il préférait Celia. Je faillis l’écouter, mais heureusement je refusai. Cependant, depuis lors, j’étais incapable de dire mon prénom à quelqu’un pour la première fois sans éprouver une certaine culpabilité. Petra était vraiment affreux, cela n’aurait peut-être pas été une mauvaise idée de le remplacer.
– Moi, ça m’est égal, où on va. Nous avons toute la vie devant nous, et il y aura beaucoup d’occasions de voir le monde. Tu ne crois pas ?
– Bien sûr.
Mystérieuse situation. Pourquoi me racontait-il tout ça ? La tragédie de l’homme moderne américain se résume aux contacts téléphoniques avec son ex-femme, une persécution difficile à supporter : demandes d’augmentation de la pension, reproches imprévus qui remontent à des siècles, troublants moments de tendresse qui affleurent à nouveau. Dans le cas hispano, peut-être cela se passait-il à l’inverse et c’était à nous, les ex-femmes, de supporter les invitations du passé. Penser qu’Hugo allait m’appeler chaque fois qu’il se disputerait avec Elvira me mettait les nerfs en pelote. C’était une chose invraisemblable tout au long de ces années où son honneur blessé avait été l’unique support de notre relation silencieuse. Mais la seule raison en était peut-être qu’Hugo, avant de se marier, voulait s’assurer de ce que cette circonstance nouvelle n’allait pas me permettre de ne plus me sentir coupable. J’étais partie, et, dans les annales du monde civilisé, la femme ne part jamais.
– Oui Hugo, tu as tout le temps de visiter ces pays.
Que pouvais-je dire d’autre ? Et après l’avoir dit, je me sentis à nouveau coupable, comme toujours.
Garzón m’attendait dans un pub, un endroit fait à l’économie qui ressemblait à un entrepôt. Il avait déjà commencé à interroger le patron, une sorte de géant à l’oreille droite perforée par une boucle en laiton. Il était tellement énervé qu’on le remarquait au premier coup d’œil ; les flics qui venaient poser des questions dans son bar, ça rendait mal devant la clientèle, plus vite nous partirions, mieux cela vaudrait. Mais les clients ne semblaient pas trop s’inquiéter de notre présence. Le bar était plein de skinheads et de filles avec des T-shirts en maille noire et des blousons en vinyle. La musique rebondissait contre les murs nus et revenait au centre de la pièce dans un écho menaçant qui se situait entre un fond de tempête et un transatlantique en haute mer. J’avais envie de sortir de là à toute vitesse et, pour la première fois, j’admirai le professionnalisme de Garzón. Il était impassible, indifférent au vacarme et à l’hostilité, posant des questions à l’oreille du patron, lui montrant les photos des filles violées, vérifiant des horaires sans se troubler, comme s’il avait passé toute sa vie dans des bouis-bouis pour jeunes de ce genre. Au bout d’un instant, il me fit un signe de tête, et nous sortîmes. Je n’avais pas ouvert la bouche ni prêté attention à la conversation.
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