Le commissaire m’adressa un regard plutôt surpris lorsque j’eus achevé mon exposé. Je dois dire que j’étais moi aussi surprise par la série de déductions que j’avais pu enchaîner. Cela donnait l’impression que nous avions avancé dans notre enquête, ce qui n’était pas le cas. Nous nous retrouvions au point de départ, désorientés, indécis, sans savoir de quel côté nous diriger. Toutes nos démarches débouchaient sur un chemin de frustration et nous n’avions pas d’idées nouvelles pour la suite. Garzón passait toujours les bars au peigne fin comme un coiffeur * expérimenté, et, de mon côté, étant donné que l’affaire avait désormais un caractère répétitif, je commençai à rencontrer les psychologues de la police pour tenter d’établir un portrait-robot. Mais la psychologie ressemble à une science mêlant intuition et fantaisie, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus éloigné d’une science. Chaque fois que j’en parlais à la jeune équipe à qui j’avais exposé la situation, chaque fois qu’ils commençaient une phrase par ce sempiternel « … il est possible que… », je ressentais l’aiguillon du découragement. Ce qui suivait était tellement évident que cela avait l’air de sortir du manuel : « Complexes infantiles, mère dominatrice, Œdipe non résolu, probable impuissance intermittente, impossibilité d’établir des relations affectives normales… »
Un jour, je demandai avec insolence au psychologue en chef :
– Dites, vous ne trouvez pas que tout cela est un peu trop simpliste ?
C’était un garçon d’un peu plus de vingt-cinq ans, que l’on considérait au commissariat comme un prodige d’intelligence. Il était l’auteur de thèses et de mémoires compliqués, et on avait une foi aveugle dans ses avis. Il m’adressa un regard habitué à l’incrédulité.
– Et à quoi vous attendiez-vous, inspectrice ? Le comportement humain est extrêmement varié, imprévisible, plein de détours et de méandres, mais part toujours des mêmes axes invariables : l’amour, la jalousie, l’envie, le ressentiment, la domination. C’est pourquoi les œuvres de Shakespeare sont toujours d’actualité.
– Ne mêlez pas la littérature à ça, c’est encore pire.
Il se mit à rire.
– De toute façon, on fera ce qu’on fait toujours en pareil cas. Je vais vous remettre le dossier d’individus dont le portrait psychologique cadre avec votre violeur et qui ont été libérés après avoir purgé une peine, ou qui sont en régime de semi-liberté ou en liberté provisoire. C’est tout ce que je peux faire pour vous aider.
Il avait de jolis cils couleur amande, les cheveux longs retenus en catogan. J’imaginai ce qu’il pouvait penser de moi : sournoise, comme tous les flics, incapable de manier les abstractions ou de théoriser. Et il devait avoir raison, mais je me trouvais, comme jamais auparavant, dans la nécessité pressante d’obtenir une donnée concrète, une piste, une terre ferme pour démarrer. Comment les théories pouvaient-elles être mises en pratique ? Comment la spéculation devait-elle prendre forme ? Échafauder des hypothèses, c’était bien joli, mais après, si l’on descendait quelques marches, il y avait la réalité difforme. Où aller ? Qui interroger ? C’était une chose à laquelle je n’avais pas été confrontée dans mon monde de textes imprimés sur papier. Je pris les dossiers que le psychologue me tendait et les consultai à la maison. La plupart relataient des histoires ordinaires, en cela le brillant jeune homme avait raison. Des types qui apparaissaient sur la photographie de la première page avec un air terrifiant, ou terrifié, ou avec une légère moue dépourvue de signification. Des antécédents familiaux parfois normaux, d’autres fois frôlant la marginalisation. Des jeunes qui avaient des comptes à régler avec les femmes, des fils aux mères indifférentes, trop possessives, ou qui les avaient maltraités. Une cohorte de mères diverses, mais qui se rejoignaient en ce qu’elles étaient la cause du délit. Heureusement, j’avais pu éviter de fabriquer un de ces monstres en me privant volontairement des plaisirs de la maternité. Deux d’entre eux devaient leur déséquilibre à des déceptions amoureuses ou à des troubles sexuels qui s’étaient manifestés à l’âge adulte, mais en général les mères se taillaient la part du lion. Il fallait que je parle de tout ça à l’inspecteur adjoint, réfléchir ensemble sur ce nouveau matériel. Depuis deux jours, nous travaillions chacun de notre côté, ce qui avait dû signifier un certain soulagement pour lui. Mais maintenant il était nécessaire de nous retrouver immédiatement. Je téléphonai au commissariat ; il ne s’y trouvait pas, mais, quand j’eus décliné mon identité, on me communiqua son numéro personnel. Une femme me répondit, ce qui me surprit, et, lorsque j’indiquai son nom, elle dit d’un ton rude : « Ah, le policier ! » Puis elle alla le prévenir, et à travers l’appareil me parvinrent les bruits ambiants : des assiettes qui s’entrechoquaient, une radio au volume assez fort, des coups frappés à une porte… J’en déduisis qu’il logeait dans une pension. Garzón vint répondre et ne sembla pas particulièrement ravi en reconnaissant ma voix.
– Vous voulez que je vienne au commissariat ?
– Écoutez, inspecteur adjoint, je ne sais pas si j’abuse de votre amabilité, mais il fait si froid et il est déjà tard… que diriez-vous de nous retrouver chez moi, de façon informelle ? Il se peut même que nous travaillions mieux. Si vous acceptez, je vous indique mon adresse.
– Donnez-la-moi et j’arrive.
Si ma demande lui semblait inopportune, il avait décidé de transiger ; cependant, son coup de sonnette avait de nets échos de mission officielle. Il entra, visiblement gêné, mais se calma au bout d’un instant. Il regarda les piles de livres qui étaient toujours à côté de la porte donnant sur le jardin.
– J’ai emménagé depuis peu. Vous aimez ma maison ?
– Beaucoup.
Je l’avais rarement vu sourire. Sa grosse moustache mexicaine, parsemée de fils blancs, ne s’était soulevée que pour boire ou parler. Il s’était coiffé avec soin et sentait l’eau de Cologne, comme lorsque nous nous retrouvions le matin au bureau.
– Je peux vous offrir un verre ?
Il hésita. Le refus devait être la bonne solution, selon son antique protocole.
– J’ai aussi du café.
Il ne se décidait toujours pas à répondre.
– Je vais apporter les deux, je suppose que cela nous permettra de rester éveillés.
Je le laissai seul, assis dans un fauteuil, le dos raide, plus mal à l’aise que si on l’avait attaché sur la chaise électrique. Je me sentis responsable de son malaise, je l’avais tiré de sa chambre et traîné par les cheveux chez moi, d’où se dégageait une plus grande sensation d’intimité. Il convenait de rappeler que jusqu’à présent nos rapports n’avaient pas été, même de loin, amicaux. Il se trouvait sur mon territoire et il lui en coûtait de se comporter avec naturel. J’estimai que l’idéal était de se mettre tout de suite au travail.
– Venez par ici. Voilà ce que je voulais vous montrer.
Nous nous approchâmes de la mesa camilla 1, et les dossiers retinrent toute notre attention. Nous les lûmes un à un. Il prenait des notes à part, étudiait chaque rapport, revenait en arrière, comparait.
– Il faut écarter tous ceux dont la taille et la corpulence ne correspondent pas à la description de notre violeur, dit-il.
– Et après, quelle est la marche à suivre, d’après vous ?
– Il va d’abord falloir regarder dans quel quartier ils vivent, observer leurs allées et venues, les interroger et vérifier immédiatement leurs alibis.
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