– Je ne pensais pas te déranger. Nous sommes amis, et j’ai l’habitude de rendre visite à mes amis.
– Et si je n’avais pas été seule ?
– Je serais parti tout de suite.
Il était important qu’il ne reste pas dîner, cela aurait gâché ma première journée de travail normale, bien plus que ce que je pouvais me permettre de tolérer. Nous étions bons amis, il avait raison, et j’aurais toujours le sentiment de l’avoir ballotté au gré des marées de mes critères personnels, de l’avoir ensuite rejeté, sur la plage, seul et trempé. Bien que cela ne soit pas vrai, comment laisser seul, rejeté, un homme âgé de vingt-huit ans seulement, qui a toute la vie devant lui ? Il avait dit qu’il viendrait de temps en temps, qu’il réparerait les prises électriques, prendrait une bière, et ce n’était pas mal. Mais il était venu deux jours de suite. C’était trop dangereux, absurde aussi.
– Je crois qu’elle s’est fait renverser par une voiture. J’étais dans la buanderie, elle allait et venait à sa guise, tu sais qu’elle était très indépendante, comme chatte. Je l’ai retrouvée étendue, des filets de sang dans la bouche, et elle ne respirait plus. Je l’ai portée chez le vétérinaire, mais il n’y avait rien à faire.
Je n’avais jamais partagé son mysticisme pour les chats. Quand nous étions mariés, cela m’énervait de voir son ronronnant animal perché quelque part, sur le lit ou lové entre mes chaussures à talons.
– Je suis vraiment désolée. Prends une autre bière et va-t’en, demain je me lève à une heure indécente.
Il s’assit en observant mon petit séjour. Le long du mur se trouvaient les caisses du déménagement, toujours pas déballées.
– Si tu veux, je peux venir t’aider demain.
– Non merci, pas demain. On m’a confié une affaire, et je vais avoir une journée très chargée.
– C’est ce que tu voulais.
– Il s’agit de quelque chose de temporaire, ils n’avaient personne d’autre pour s’en occuper, mais je suis sûre qu’ils vont me la retirer dès qu’il y aura un autre inspecteur disponible.
– C’est un assassinat trop compliqué vu ton manque d’expérience ?
– Il ne s’agit pas d’un assassinat, mais d’un viol.
Aucun de mes maris n’avait jamais compris les détails du travail policier. Pour Hugo, tout ce que je faisais n’était qu’un travail de bibliothèque monotone, mais dans une ambiance sordide, qui ne me correspondait pas. Pepe, en revanche, avait l’air convaincu que la seule mission d’un policier était de lutter contre des assassins énigmatiques. Dans les deux cas : trop de télévision.
– Un viol rituel ?
– Laisse tomber, Pepe, il est un peu tard pour en discuter.
Quand je l’avais connu, il m’avait beaucoup amusée par sa capacité à faire sortir les choses de leurs rails. Je l’avais vu comme un garçon séduisant et doux, qui me reposait de tous les ennuis de la réalité. Il vivait dans le monde à un autre niveau. Je pouvais monter ou descendre, selon mon humeur, le long de son échelle.
– Je crois que je n’achèterai pas d’autre chat.
– Je pense que c’est une bonne idée.
– J’en ai assez de perdre ce que j’aime. Moins on a d’attachements, mieux ça vaut.
– Tu sais que cela a toujours été ma philosophie.
– Oui, je sais.
À l’époque, j’avais essayé d’éviter le mariage, vivre ensemble me suffisait. Mais il avait insisté. Sa mère était veuve, une femme très traditionnelle ; refuser de passer devant monsieur le maire aurait provoqué un sacré raffut. Quelle importance, après tout ? Puis, au bout de quelques mois, sa mère si traditionnelle se mit en ménage avec un chauffeur de taxi et se tira à Madrid. Elle ne dit même pas au revoir à son fils. Elle compta sur moi pour se débarrasser de ses responsabilités maternelles et l’abandonna. Plus tard ce fut mon tour, et maintenant cette maudite chatte qui trépassait. Malgré tout, il ne resterait pas dîner.
– J’ai entendu parler d’un système pour récupérer les plantes qui ont gelé. Peut-être que ça marcherait pour tes géraniums.
Cela m’intéressait, et je l’écoutai attentivement.
– Mais ça ne s’explique pas en cinq minutes, si tu veux, je passe le faire un de ces jours.
Il tendait un nouveau câble. Je ne m’en débarrasserais jamais.
– Viens me montrer, je préfère apprendre.
– Tu vas aussi apprendre à changer les fusibles ?
– Je pense que oui. Au commissariat, il y a des cours de bricolage pour les agents, je crois que je vais m’inscrire.
C’était un mensonge si ridicule qu’il aurait dû se vexer, mais je suis sûre qu’il me crut, que cette belle tête d’archange envisageait cette possibilité, les flics qui réparaient les dégâts des eaux entre un meurtre sanglant et un viol rituel. Il se retrouva à court de bière et de torches pour continuer la discussion, et se leva pour aller droit dans un placard.
– La sortie, c’est par là, lui indiquai-je.
Il s’écarta lentement de la mauvaise direction, mit son anorak et sortit.
– Je suis désolée pour ta chatte.
– Oui, moi aussi, c’était une chatte très compréhensive, elle accompagnait mes heures de solitude.
Mère Teresa elle-même, habituée aux plus atroces misères humaines et impavide devant elles, aurait eu pitié de lui, l’aurait fait asseoir à sa table et lui aurait servi un bon plat de riz. Mais pas moi, je le maudis même parce que les petits pois avaient bouilli trop longtemps et étaient tout écrasés. Mais il n’y avait pas de quoi désespérer, demain serait un autre jour ; demain, avec un peu de chance, ils resteraient entiers.
1. Personnage principal de La vie est un songe , drame de Calderón (1680-1681), emprisonné dès sa naissance sur ordre du roi Basilio, son père, à la suite de la prédiction d’un oracle qui lui a annoncé que Sigismond le détrônerait. ( N.d.T. )
2. Ville créée par un prêtre pour de jeunes délinquants dans les années soixante-dix. ( N.d.T. )
3
Je classais des papiers au service de documentation quand Garzón me téléphona. Je n’avais pas l’habitude de recevoir des coups de fil dans ce lieu, de sorte que cela m’étonna un peu. Je reconnus immédiatement sa voix de fumeur invétéré.
– Petra ? Je suis désolé de vous déranger, mais il fallait absolument que je vous appelle. J’ai le regret de vous annoncer qu’une autre fille a malheureusement été violée. L’affaire nous revient parce qu’elle porte elle aussi la fleur.
– La fleur ?
– Vous savez bien, cette drôle de marque au bras.
La fleur. Ainsi donc, après tout, l’inspecteur adjoint était non seulement compatissant, mais il avait également une veine poétique. Il aurait été intéressant de savoir quelles autres dimensions spirituelles pouvaient se cacher derrière sa bedaine. Je me rendis immédiatement à la section des homicides.
Ça s’annonçait mal. Comme on dit dans les mauvais films : nous nous trouvions en présence d’un violeur. Un violeur dans la plus pure tradition, avec rites sacrificiels et tout le tremblement ; peut-être Pepe n’avait-il pas complètement fantasmé. Cette fois, l’agression n’avait pas eu lieu dans le quartier de la Trinitat mais à la Verneda, ce qui nous éviterait une nouvelle visite à l’odieuse directrice du Tutelar. Il n’y avait pas eu de violence manifeste non plus, à part la « fleur ». L’agresseur, un homme grand et apparemment jeune, masqué, avait abordé la victime au moment où cette dernière rentrait chez elle après le travail. Sous la menace d’un couteau, il l’avait emmenée sur un terrain vague sommairement clôturé. Il l’avait fait monter sur une caisse de bière qu’il avait certainement prévue à cet effet et l’avait obligée à sauter de l’autre côté. Une fois sur le terrain vague, il l’avait violée.
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