Elles ne répondaient toujours pas.
– Vous n’avez rien à dire ?
Patricia éleva légèrement la voix :
– On l’a déjà raconté plusieurs fois.
Je tentai de prendre un ton maternel.
– Il ne s’agit pas de rappeler gratuitement les mauvais souvenirs. On essaie de retrouver ce type, et le moindre détail peut nous aider.
Des détails ? Mais elles n’avaient pratiquement pas pu en fournir. Je regardai du coin de l’œil Garzón qui fumait comme un pompier. J’espérais au moins qu’il appréciait mon changement de ton au cours des interrogatoires, de la dureté à la douceur.
– Voilà ce qu’on va faire. Je vais résumer plusieurs points, et si vous voulez rectifier ou apporter des précisions à ce que je dis, vous m’arrêtez.
J’avais l’impression de donner une conférence à des Coréens qui ne disposaient pas de la traduction simultanée. Je commençai.
– C’était toujours la nuit. Il y avait peu de lumière. Il avait le visage dissimulé par une cagoule. Il n’a pratiquement pas dit un mot, et, quand il l’a fait, c’était en murmurant. C’est exact ?
Elles regardaient chacune dans une direction opposée.
– Bien que vous n’ayez pu ni voir son visage, ni entendre sa voix nettement, vous avez toutes compris qu’il s’agissait d’un homme jeune, sportif, sans handicap physique, n’est-ce pas ?
Le silence régnait. Je m’armai de patience pour continuer.
– Il n’a pas eu recours à la violence.
Patricia dit tout bas :
– Moi, il m’a secouée.
Encouragée par cette première intervention, Sonia dit :
– Moi, il m’a bousculée et il m’a tirée par la manche.
Je levai les mains en l’air :
– Vous voulez dire que, même s’il ne vous a pas frappées, il vous a traitées avec brusquerie ?
Les deux têtes prirent leur élan pour dire oui.
– Bon, maintenant je voudrais que vous réfléchissiez bien toutes les trois…
Elles détournèrent le regard à nouveau. « Toutes les trois » était un collectif qu’il leur en coûtait d’assumer.
– … quand il vous a appliqué les pointes de la marque, quels gestes a-t-il faits ?
Une paralysie momentanée les envahit. Patricia désigna timidement Garzón.
– Il peut sortir ?
Bien que j’aie évité de mentionner la nature exacte de l’agression sexuelle, cette maudite marque agissait comme un symbole, peut-être même plus infamant que le viol en soi. Elle les unifiait, les transformait en une sorte de troupeau prêt pour le sacrifice. Garzón souffla imperceptiblement sur sa moustache. Il fit passer son abondante gravité d’un pied à l’autre et attendit.
– Pourriez-vous sortir un moment, inspecteur adjoint ?
Peut-être n’aurais-je pas dû lui transmettre l’ordre, j’avais conscience d’ajouter un affront de plus en ma défaveur. Moi qui m’étais comportée lors des interrogatoires avec une brusquerie inhabituelle, je me pliais maintenant aux simagrées d’une gamine qui n’avait en fait aucune raison de formuler une telle exigence.
– Bien sûr, marmotta-t-il.
Rien ne changea après son départ, le même refus de parler, la même honte coupable.
– Alors ?
La coiffeuse se leva.
– Voilà comment il a fait.
Elle hésita un moment avant de choisir quelqu’un pour lui servir de mannequin. Salomé se replia sur elle-même, ce fut Sonia qui lui tendit le bras. Patricia le prit avec la main droite ; l’immobilisa avec force et approcha le revers de sa main gauche en appuyant.
– Maintenant fais comme tu te souviens, Sonia.
Sonia changea de position et exécuta pratiquement la même manœuvre.
– Bien. Tu veux nous montrer, Salomé ?
La fille de la cuisinière était aussi inquiète que si elle allait réellement subir une deuxième agression. Elle baissa la tête, de sorte qu’il me fut difficile de la comprendre.
– Il m’a fait la même chose, murmura-t-elle.
– Il est important que tu nous le montres.
Elle se leva, écrasée par un poids mort. Elle portait une chemise trop longue sur son jean usé. Au lieu de se diriger vers les autres filles, elle vint vers moi. Elle me prit par un bras, l’approcha du sien et serra avec une force surprenante. Puis elle releva la tête et plongea un regard sauvage dans le mien. De façon freudienne, j’avais mal au bras. Je m’éloignai.
– Ça va.
J’essayai de me calmer avant de parler.
– Alors il portait quelque chose au bras et il devait le presser très fort pour que cela laisse une marque.
Elles acquiescèrent.
– Écoutez-moi attentivement. Pourrait-on dire que ce qu’il portait était une montre, une montre au poignet ?
Elles réfléchirent.
– Je ne sais pas, dit Patricia.
Sonia intervint.
– C’est possible, mais cela pouvait aussi être un bracelet, ou quelque chose d’attaché avec une ficelle.
Salomé se taisait toujours.
– Qu’en penses-tu ? lui demandai-je.
– Je sais juste que ça faisait très mal, répondit-elle.
– Dernier point, et ce n’est absolument pas une sottise, diriez-vous que c’est le même type qui vous a agressées toutes les trois ?
Elles répondirent ensemble par l’affirmative. Je parvins à ébaucher un sourire.
– C’est tout, vous pouvez partir.
Elles s’exécutèrent en se bousculant un peu, impatientes de filer, ne me dirent pas au revoir, et moi non plus.
Garzón entra, précédé du clairon de la vengeance. Mais j’écartai l’éventualité de lui présenter des excuses.
– Alors ? demanda-t-il.
– Rien de spectaculaire, mais maintenant on peut avoir la certitude qu’il s’agit du même homme.
C’était son tour de me chercher des noises.
– Je croyais qu’on en était déjà sûrs.
– Eh bien, non, il pouvait s’agir d’une bande, d’un groupe de marginaux.
Il fit comme si un profond respect de la hiérarchie l’empêchait de se mettre à rire. Sa moustache chicano suintait le mépris.
– Et puis, maintenant, je sais exactement comment il a procédé pour les marquer.
– Bien, dites-moi par où on continue.
– Vous savez si l’assistante sociale est au commissariat ?
Ces questions à contretemps parvenaient à le replacer dans son rôle officiel.
– Je vais aller voir.
– Je veux être sûre qu’on sache tout sur l’agression.
Pauvre Garzón, il sortit après s’être légèrement mis au garde-à-vous. Le sens du devoir prédominait chez lui. Il voyait clairement que j’étais prise dans un étang où je faisais des efforts inutiles pour nager, mais il exécutait malgré ça mes ordres comme si j’avais été le pape. Il revint un instant plus tard avec l’assistante sociale.
Elle était très directe.
– Que voulez-vous savoir ? demanda-t-elle.
– Dites-moi quelque chose sur les filles ; comment sont-elles ?
Elle s’assit et croisa les jambes. Ses gros talons faisaient du bruit même quand elle ne marchait pas.
– Les filles ? Eh bien, vous imaginez, le type prolo. Pas beaucoup d’argent, pas beaucoup de cervelle, pas beaucoup d’éducation. Elles font leurs heures, et puis elles vont dans les bars.
– Vous croyez qu’il pourrait s’agir de quelqu’un de leur entourage ?
– Que voulez-vous que je vous dise ! Dans ce genre d’ambiance, on ne peut être sûr de rien. C’est comme si tout le monde était toujours en marge de la délinquance. Elles jouent aux machines, au billard, on leur propose peut-être de la drogue, peut-être pas. Si elles ne sont accrochées à rien, elles épousent un mécanicien ou font des ménages… vous connaissez ça.
– L’une d’entre elles a-t-elle des contacts avec les milieux de la drogue ?
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