– Demande au moins qu’on te décharge de l’affaire, dis que tu ne t’en sens pas capable, retourne au service de documentation. Je doute qu’on te le refuse, c’est la voix de la raison.
– Je vais y penser. Je te promets d’y penser.
Il me scruta du regard en essayant de voir s’il m’avait convaincue ou si c’était une excuse. Il dut penser que c’était un bon début pour l’instant, il aurait bien le temps d’enfoncer le clou quand il me reverrait pour me remettre ce foutu chèque. Il se leva avec une prestance de marquis, me tendit la main et partit sans avoir ébauché un sourire.
En arrivant chez moi, je claquai la porte si fort qu’elle ébranla toute la maison. Je n’allumai pas la lumière. Était-ce là le destin d’une femme ? Les maris, amis, amants qui passèrent un jour dans sa vie restent-ils toujours présents ? Un an et demi après notre séparation, je n’avais pas réussi à me débarrasser de Pepe, et maintenant Hugo apparaissait comme un lutin sépulcral. Étaient-ce là les étapes de l’existence d’une femme : premier mari, deuxième mari… Ne se succédaient-elles pas comme celles des autres mortels : naissance, dentition, puberté… ? Toujours embourbée dans le passé. Hugo devait penser la même chose en ce qui le concernait : « Que va-t-elle encore bien pouvoir imaginer pour compromettre mon nom ? » Et pourtant il avait raison, je n’étais pas de taille par rapport à la tournure qu’avait prise l’affaire, je ne savais que faire, je n’avais même pas l’appui du chanteur de tango. Il aurait été raisonnable d’abandonner. Hugo conseillait toujours ce qui était raisonnable. Il me donnait la possibilité de recommencer. Mais je ne voulais pas recommencer, je voulais juste m’arrêter, laisser ma biographie suspendue à un fil, sans bornes ni éphémérides, au rebut dans une galerie souterraine. Je laissais l’action à ceux qui avaient encore de l’énergie, je me contentais de l’excipient du breuvage vital : promenades, livres, la décoration de ma nouvelle maison, films, tasses de thé…
Le téléphone sonna dans l’obscurité ; je le cherchai à tâtons avec difficultés, je n’avais même pas enlevé mon manteau.
– J’écoute.
– Je suis désolé de vous déranger, Petra, mais…
– Ça ne fait rien, Garzón, que se passe-t-il ?
– Il s’agit du violeur.
– Oui ?
– Il a recommencé.
– Quoi ?
– Vous avez très bien entendu.
– Comment cela s’est-il passé ?
– Pas au téléphone. Il vaudrait mieux que vous passiez au commissariat, j’y suis déjà.
Maudit Garzón ! Que faisait-il toujours au commissariat ? Y habitait-il ? Et pourquoi ne pouvait-il pas parler au téléphone ? Pensait-il aux journalistes ? Ou confondait-il les espions et la police ? Je me frottai le visage en essayant de réagir, mais je ne parvenais pas à me réveiller, c’était un mauvais rêve, une histoire terrible. Quel était le salaud qui pouvait suivre ce rythme frénétique de viols et de marques de fleur ? Voulait-il se faire remarquer ? avoir tous les médias à sa botte ? Mettre la police en échec ? C’était un fou, sans aucun doute. Je sortis en laissant la maison dans l’obscurité, je n’avais même pas eu le temps d’y jeter un coup d’œil.
Le nouveau forfait du violeur renversait les conjectures sociales émises par Garzón. Cette fois-ci, il s’agissait d’une jeune fille de bonne famille. Cela s’était produit en fin d’après-midi, sur les hauteurs de la ville, dans un quartier élégant. Il avait suivi la même démarche que les autres fois : pénétration, aucune piste, le visage masqué, un homme jeune et sportif, pas de violences à part la marque sur le bras, identique aux précédentes. La fille revenait de son cours de tennis, il l’avait surprise, coincée devant la porte d’un garage et forcée. Pas de témoins. Nous ne pûmes l’interroger, elle avait eu une crise de nerfs et se trouvait à l’hôpital. Nous ne pourrions pas lui rendre visite avant qu’on ne parvienne à la calmer et à la faire sortir de son état de choc. Je voulais la voir, vérifier si son physique correspondait à celui des autres victimes. J’étais presque convaincue qu’il s’agissait d’un mobile psychologique ; il devenait absurde d’envisager d’autres motifs étant donné le rythme des agressions.
Le père de la fille était là. C’était un important architecte, un type qui avait tout juste dépassé les quarante ans et semblait doté d’une énergie extraordinaire. Dès que j’entrai dans le bureau et que je le vis, je compris qu’il rendait la police responsable de tous ses malheurs. Il avait l’air de quelqu’un qui porte plainte. Il était complètement hors de lui, marchait de long en large tout en parlant avec un débit saccadé. D’après ce que m’avait dit Garzón, il avait demandé à voir le commissaire. Lorsqu’il m’aperçut, il lança des étincelles sans s’embarrasser de préambules.
– Écoutez, inspectrice, jusqu’à présent, vous avez tous deux fait les choses tranquillement. Eh bien, à partir de maintenant, c’est terminé. Je veux que vous enquêtiez vingt-quatre heures sur vingt-quatre, que vous mettiez des équipes spéciales sur l’affaire. Je vais avoir une réunion avec tous vos chefs et je vous avertis que je compte aller jusqu’au ministère de l’Intérieur.
Je le regardai sans aucune ironie, me demandant comment j’allais l’aborder.
– Et, bien sûr, la première chose que je vais faire, c’est de demander qu’on vous relève tous deux de l’enquête.
Garzón se taisait, impénétrable.
– Je peux vous demander pourquoi ?
– Vous croyez que je ne lis pas les journaux ? Vous me prenez pour un imbécile ? Je sais que vous n’êtes pas qualifiés pour ça, que la manière inepte dont vous menez l’enquête est une honte.
– Vous croyez tout ce que vous lisez ? Vous pensez communiquer des renseignements à la presse ?
– S’ils publient mon nom ou le moindre détail sur le viol dont ma fille a été victime, je les attaque en justice.
– Alors, puisque les journalistes vous semblent si peu fiables, pourquoi accordez-vous du crédit à ce qu’ils ont dit sur nous ?
– Je n’ai pas le temps de finasser. Il y a un violeur en liberté ; vous trouvez peut-être ça normal, mais il se trouve que ce fils de pute a agressé ma fille et qu’il va devoir le payer. Maintenant, tout de suite ! Vous comprenez ?
Garzón tendit le bras vers lui.
– Calmez-vous, je vous en prie.
– Ne me dites pas ce que j’ai à faire ! Et puis, il n’y a pas besoin de lire ce que disent les journaux, il suffit de vous regarder, une femme et un vieux : c’est tout ce que la police peut offrir au citoyen ?
Je vis se contracter la mâchoire de Garzón. Par chance, un agent entra.
– Inspectrice Delicado, le commissaire a dit qu’il allait recevoir M. Masderius maintenant, et demande s’il peut interrompre la réunion.
– Elle est déjà interrompue, dit Masderius.
Il sortit en écumant de rage, nous regardant, Garzón et moi, comme si nous avions été deux escargots dans la salade.
Garzón se gratta la moustache.
– Il est très énervé, dit-il.
– Est-ce une excuse ? demandai-je.
– Si on avait violé ma fille, peut-être…
– L’honneur, n’est-ce pas, Garzón ? Il n’y a pas de plus grande offense pour un homme.
– Je préfère ne pas juger.
– Ce qui me dérange, c’est que le commissaire le reçoive. Vous vous rendez compte ? Il ne reçoit jamais personne, encore moins les familles.
– On verra.
– Dans quel hôpital la fille se trouve-t-elle ?
– À la Sagrada Familia.
– Eh bien, allons la voir.
– On ne nous laissera pas l’interroger.
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