– Oui, c’est possible. De toute façon, vous avez le contact facile.
– C’est possible.
Je ne pus y tenir plus longtemps.
– Écoutez, Garzón, vous allez dire que je me mêle de votre vie privée, mais je dois reconnaître qu’il y a une chose qui m’intrigue et que je veux vous demander.
Son regard parcourut mon visage avec inquiétude.
– Allez-y.
– C’est vrai, que vous allez souvent au bar de Pepe ?
– À l’Efemérides ? Oui, j’aime leur cuisine et l’ambiance. Pourquoi ?
– Eh bien, vous ne m’en avez jamais parlé.
– Cela ne m’a pas semblé nécessaire.
– Bien sûr ! Si je mets ça sur le tapis, c’est parce qu’une journaliste est allée là-bas, a posé à Pepe des questions sur notre enquête. Il pense qu’ils ont découvert l’Efemérides en vous suivant.
Son visage exprima une douleur imperceptible vite réprimée. Il alluma une cigarette en feignant le plus parfait naturel.
– Ça y est, les journalistes ne vont pas nous laisser en paix. Peut-être qu’ils nous suivent partout… de toute façon, on ne peut pas avoir l’œil rivé sur eux. Il serait peut-être plus prudent de leur donner des miettes d’information, on serait peut-être plus tranquilles.
– Non, pas question.
– Mon expérience me dit…
– Pas tant que je dirigerai cette enquête. Ces reportages portent atteinte à la dignité humaine. Je vous défends de leur fournir un seul renseignement. J’espère ne pas avoir à vous le répéter.
Il avala sa pomme d’Adam avec difficulté. Son regard était trop soumis pour exprimer de la haine, mais je savais que j’avais fait la pire chose qui soit, lui rappeler mon autorité.
Un policier entra :
– Inspectrice, on vous demande au téléphone.
Le moment était bien choisi pour dénouer cette situation gênante. Je m’excusai. C’était l’expert du laboratoire.
– Nous avons étudié la pointe, inspectrice Delicado. Je vous envoie immédiatement le rapport.
– Donnez-moi déjà quelques éléments.
Il se racla la gorge.
– Disons que, extérieurement, cette pointe ne nous fournit pas de renseignements intéressants. Elle ne porte pas d’empreintes, de marques, de traces. Mais je peux vous parler de sa composition. Elle est en argent pur, sans alliage, et a été trempée dans un bain de rhodium.
– Du rhodium ?
– C’est un matériau qui donne du brillant à l’argent, qu’on utilise en bijouterie, d’après ce que j’ai compris. C’est tout, vous croyez que cela peut vous aider ?
– Je pense que oui. Avant, nous n’avions rien, maintenant nous avons quelque chose, ne serait-ce que pour cela…
Je ne savais pas si je croyais en mes propres paroles, un matériau utilisé en bijouterie n’étant pas le genre de piste spectaculaire qui met sur le bon chemin. Mais qui pouvait savoir ? Ce matériau présentait peut-être des caractéristiques particulières qui conduisaient inéluctablement dans une direction, était utilisé par un corps précis d’artisans ou dans un secteur déterminé. C’était, enfin, un point de départ. La technique d’investigation avait son charme, c’était une sorte de science empirique ; l’intuition d’abord, puis les preuves se chargeaient d’étayer ou de détruire une théorie. J’éprouvai un grand désir de savoir.
Garzón m’attendait à la sortie du bureau. J’estimai que le moment de la déclaration ouverte des hostilités était venu. J’attendis la phrase qui allait provoquer la déflagration, mais non, il n’était pas venu pour me vouer aux gémonies. Même s’il accélérait encore comme un véhicule mal réglé, il se contenta de m’annoncer :
– Le commissaire veut nous voir tous les deux.
Je m’étais trompée, j’attendais une escarmouche tactique avec les alliés, et l’ennemi au grand complet me déclarait la guerre nucléaire.
– Vous savez ce qu’il veut ?
– Non.
– Vous pouvez imaginer.
– Je n’imagine rien, inspectrice. Je vais où on me dit, j’obéis aux ordres et je ne pose pas de questions, vous le savez.
Le mousquet à la main, prêt à me tirer dessus. Maintenant, dans le bureau du chef, il allait saisir cette occasion en or pour se jeter sur moi.
Les regards fuyants du commissaire, le temps qu’il mettait à entrer dans le vif du sujet et le large sourire qu’il affichait achevèrent de me convaincre de la raison de notre présence ici. Il dut penser qu’il était inutile de faire des détours, parce qu’il lâcha immédiatement :
– Je vous ai appelés pour vous dire que vous pouvez tous deux rejoindre vos postes habituels.
Malgré son style expéditif, Garzón ne comprit pas très bien :
– À Salamanque ? demanda-t-il.
Cette incertitude momentanée permit au chef d’alléger la tension. Il leva les mains en éclatant de rire :
– Non, inspecteur adjoint, Dieu m’en garde ! Vous êtes très bien chez nous. Ce que je veux dire, c’est qu’on a à nouveau besoin de vous à vos postes respectifs, l’inspectrice Delicado à la documentation, et vous…
– Excusez-moi, je n’avais pas compris.
Il riait sans aucune raison.
– On n’a plus besoin de nous pour résoudre l’affaire des viols ? demandai-je.
– Eh bien, on considère que vous avez fait votre travail et que vous serez maintenant beaucoup plus utiles à vos postes.
– Et l’affaire ? insistai-je.
– D’autres inspecteurs vont s’en charger.
– Ceux qui étaient jusqu’à présent occupés à des choses plus importantes ?
Il cessa de sourire, mais il exerçait son rôle de chef avec tolérance :
– Vous savez, d’une perspective plus élevée, on voit beaucoup mieux le fonctionnement de la machine. Parfois les gens sont nécessaires ici, d’autres fois là… mais ce qui compte vraiment, c’est que la machine tout entière continue à fonctionner. Je crois que c’est facile à comprendre.
– N’y a-t-il pas eu des pressions ?
– Je ne vois pas ce que vous voulez dire.
– Monsieur, vous savez que les journalistes ont semé la confusion, ils ont essayé de dresser l’opinion publique contre nous. Et le père de la dernière jeune fille violée a juré qu’il ferait jouer ses relations. Devons-nous penser que c’est le cas ?
– D’abord, la décision de vous relever de l’affaire est venue du commissaire principal, et puis vous avez été suffisamment maladroits au cours de cette enquête pour qu’il ne soit pas nécessaire de songer à une justification quelconque pour vous la retirer.
– Quelles erreurs avons-nous commises ? insistai-je.
Le commissaire s’agitait maintenant nerveusement sur son siège.
– Je ne peux rien vous dire de précis, mais cette histoire a-t-elle des chances d’être résolue ?
– Ne me dites pas ça, monsieur ! Vous savez qu’en Espagne on ne résout qu’un faible pourcentage de toutes les affaires de viol qui sont signalées, comment peut-on exiger de nous des résultats dès le début ?…
– Inspectrice Delicado, s’il vous plaît ! Je ne peux pas me permettre le luxe de discuter avec vous, c’est tout à fait irrégulier. Si vous avez une plainte officielle à formuler, faites-le, sinon, retirez-vous.
– Eh bien oui, monsieur, considérez tout ce que je vais vous dire comme une plainte officielle, et je tiens à préciser que je parle en mon nom et non en celui de l’inspecteur adjoint Garzón. Je dois dire que je me considère comme victime d’un exercice inconséquent du pouvoir. On ne peut pas charger un professionnel d’une affaire afin de combler un vide momentané en voulant juste éviter les interventions d’autres commissariats. On ne peut donc retirer une affaire à un professionnel simplement en raison d’une campagne de presse, ou parce qu’une personne directement impliquée dans cette affaire devient hystérique. Avec tout le respect que je dois à mes supérieurs, je tiens à signaler que je suis convaincue qu’on m’applique ce traitement injuste pour l’unique raison que je suis une femme, une entité sans importance à l’intérieur du corps de la police, qu’il est facile de dévaloriser ou de blesser sans que cela prête à conséquence. Je proteste contre cette décision, je crois qu’elle crée un dangereux précédent, qu’elle porte une sérieuse atteinte à la crédibilité de l’indépendance de la police. Je proteste respectueusement, monsieur.
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