J’ai dû improviser.
Langdon le fixait d’un œil noir.
— Vous prétendez qu’Edmond a tué votre famille, mais c’est un mensonge. Edmond n’était pas un assassin.
Vous avez raison, se dit Ávila. Il était bien pire que ça.
L’amiral avait appris la vérité une semaine plus tôt, lors d’une conversation téléphonique avec le Régent :
— … Le pape vous a choisi, amiral. Vous et personne d’autre. Parce que votre cible… c’est l’homme qui a tué votre famille.
— Qui est-ce ?
— Le futurologue Edmond Kirsch. C’est lui le responsable de l’attentat à Séville.
Au début, Ávila avait refusé de le croire. Il ne voyait pas pourquoi un génie de l’informatique aurait posé une bombe dans une cathédrale.
— Vous êtes un ancien militaire, avait expliqué le Régent, vous savez mieux que quiconque que le soldat qui presse la détente sur le champ de bataille n’est pas le véritable meurtrier. Il n’est qu’un pion manipulé par les puissants — les gouvernements, les généraux, les chefs religieux. Des hommes qui l’ont payé, ou convaincu qu’il défendait une noble cause.
« Les mêmes règles s’appliquent au terrorisme, amiral. Les plus dangereux ne sont pas ceux qui fabriquent les bombes, mais ceux qui soufflent sur les braises de la rancœur, et poussent de pauvres hères à commettre des actes désespérés. Une seule âme maléfique peut faire des ravages en insufflant l’intolérance, le nationalisme et la haine dans l’esprit des plus faibles.
Ávila était du même avis.
— Les attaques terroristes contre les chrétiens, avait continué le Régent, se multiplient partout dans le monde. Ces attentats ne sont plus soigneusement planifiés. Ce sont des actions spontanées, exécutées par des loups solitaires qui répondent à l’appel au meurtre des ennemis du Christ. Et l’un des plus influents est l’athée Edmond Kirsch.
Ávila avait pensé que le Régent déformait la réalité. En dépit de la campagne abjecte que menait le prophète de la high-tech contre le christianisme, il n’avait jamais appelé à massacrer les chrétiens.
— Avant de vous faire une opinion définitive, avait ajouté la voix au téléphone, j’ai une autre information à vous livrer. (Le Régent avait poussé un profond soupir.) Personne ne le sait, amiral, mais l’attentat qui a causé la mort de votre famille… était un acte de guerre contre l’Église palmarienne. Cette déclaration avait laissé Ávila sans voix. Ça n’avait aucun sens : la cathédrale de Séville n’était pas un sanctuaire palmarien.
— Le matin de l’explosion, avait repris la voix, quatre éminents représentants de notre Église s’étaient rendus à la congrégation de Séville à des fins prosélytes. C’étaient eux, les cibles de l’attentat. Vous en connaissiez un — Marco. Les trois autres ont péri dans le drame.
Marco… son kinésithérapeute qui avait perdu une jambe dans l’explosion.
— Nos ennemis sont puissants, et très déterminés. Comme le terroriste n’a pas réussi à infiltrer notre siège à El Palmar de Troya, il a suivi nos quatre missionnaires à Séville et exécuté sa mission là-bas. Je suis vraiment navré, amiral. C’est en partie à cause de cette tragédie que les palmariens font appel à vous — votre famille est une victime collatérale d’une guerre dirigée contre nous.
— Une guerre initiée par qui ? avait demandé l’amiral, sceptique.
— Consultez vos e-mails.
Ouvrant sa messagerie, Ávila avait découvert une série de documents qui retraçaient les attaques subies par les palmariens depuis des années. Celles-ci incluaient des actions en justice, des menaces, du chantage, et d’énormes donations à des « lanceurs d’alerte » antipalmariens, comme le Palma de Troya Support et Dialogue Ireland.
Plus étonnant encore, cette guerre acharnée était apparemment orchestrée et financée par un seul et même individu — le futurologue Edmond Kirsch.
Ávila n’en était pas revenu.
— Pourquoi Kirsch voudrait-il détruire les palmariens ?
Le Régent lui avait répondu que personne dans l’Église — pas même le pape — ne pouvait expliquer la haine de Kirsch à leur encontre. Néanmoins, de toute évidence, l’un des hommes les plus riches de la planète voulait anéantir leur organisation. C’était sa croisade !
Le Régent avait ensuite attiré l’attention d’Ávila sur un dernier document — la copie d’une lettre envoyée aux palmariens par le poseur de bombe à Séville. Dès la première phrase, le terroriste affirmait être « un disciple d’Edmond Kirsch ». Ávila avait été incapable d’aller plus loin ; la rage l’avait submergé.
Cette lettre n’avait jamais été rendue publique, avait précisé le Régent, pour ne pas aggraver la mauvaise image dont souffrait l’Église palmarienne. Être associée à une attaque terroriste lui aurait porté un coup fatal.
Oui, c’est bien Edmond Kirsch qui a tué ma famille.
Évidemment, se dit Ávila, Langdon ignorait probablement tout du combat de Kirsch contre l’Église palmarienne. Ainsi que son rôle dans l’attentat qui avait coûté la vie à sa famille.
Peu importe ce qu’il savait ou pas. Il n’était qu’un pion, comme lui-même. Ils étaient tous les deux piégés dans ce trou à rat, et un seul en sortirait vivant. Un soldat exécute les ordres !
Posté plusieurs marches au-dessus de lui, le professeur tenait son arme comme un amateur — à deux mains.
Mauvais choix.
Le militaire avait discrètement pris appui sur la marche inférieure, et se préparait à bondir.
— Je sais que c’est difficile à croire, reprit Ávila en regardant Langdon dans les yeux, mais Kirsch est bel et bien responsable de leur mort. Et en voici la preuve…
Il ouvrit sa paume pour montrer son tatouage. Bien sûr, cela n’avait rien d’une preuve, mais son geste eut l’effet escompté : le professeur baissa les yeux.
Profitant du bref moment d’inattention de son adversaire, l’amiral se redressa d’un bond et se plaqua contre la paroi pour sortir de la ligne de mire. Comme il s’y attendait, le professeur pressa instinctivement la détente. La déflagration eut l’effet d’un coup de tonnerre dans la spirale de pierre. Ávila sentit la balle lui érafler l’épaule avant de ricocher.
Sans lui laisser le temps de réajuster son tir, le militaire plongea sur Langdon et abattit ses deux poings sur les poignets son ennemi. L’arme lui échappa des mains et dévala l’escalier avec fracas.
Quand Ávila retomba à côté de Langdon, une douleur fulgurante lui traversa le torse et l’épaule. Mais l’adrénaline fit des miracles. Vif comme l’éclair, il dégaina son pistolet furtif — étonnamment léger comparé à l’arme du garde.
Il tira.
En plein dans la poitrine de Langdon.
Le coup de feu retentit de manière inhabituelle, comme du verre brisé. Ávila sentit une onde de chaleur dans sa paume, et comprit que le canon avait explosé. Ces armes « furtives » n’étaient pas conçues pour servir plus d’une ou deux fois. Le militaire se demanda un instant où était passée la balle, mais dès qu’il vit Langdon se relever, il lâcha le pistolet et se précipita sur lui. Les deux hommes s’empoignèrent.
Ávila sut qu’il avait gagné la partie.
Ils étaient tous les deux désarmés, mais il était en meilleure position.
L’amiral avait repéré la trouée au centre de la spirale — une chute mortelle assurée. Décidé à faire basculer Langdon dans le vide, il prit appui sur la paroi extérieure, et le poussa de toutes ses forces.
Langdon tenta de résister, mais sa terreur était perceptible ; il se rendait compte que c’était la fin.
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